Requiem pour Yves Saint Laurent
était entre deux. La fin de la crise ? Beaucoup de gens étaient partis. Ils avaient déserté la capitale. Le bureau d’Yves Saint Laurent avait disparu, il était devenu celui de Philippe Mugnier, directeur de la Fondation Pierre Bergé-Yves Saint Laurent. Géographiquement, il était bien là, mais il n’y avait plus rien. Des placages de chêne au mur, de la moquette verte, une table, j’admirais la rapidité avec laquelle les ouvriers avaient mis en œuvre une devise : « Il faut transformer ses souvenirs en projets » (Pierre Bergé).
La « manutention », cette pièce autrefois réservée aux tissus, est une salle aux milliers de classeurs noirs. Une stagiaire mangeait ses nouilles chinoises, l’œil fixé sur son ordinateur portable. Où mettra-t-on toutes les coupures de presse de la prochaine exposition, la
grande rétrospective prévue au Petit Palais, une « vision panoramique des quarante ans de création d’Yves Saint Laurent » ? Il faudra encore et encore de la place, pour la Foire aux Vanités, David Hockney, Richard Avedon, toutes ces expositions prévues à la Fondation entre 2010 et 2011. De l’air, de la place. Au premier étage, dans le couloir, un peintre en bâtiment était en action. Une odeur de white spirit se répandait partout. Le studio de Monsieur n’était pas resté vide longtemps. A l’intérieur, il y avait plein de robes, sur des portants. Elles se tenaient là, avec leurs pompons d’or et leurs secrets rembourrés de soie. Elles étaient comme les fées d’un bal à venir cachant encore les secrets d’un homme, qui avait épinglé sur le côté, le portrait de James Dean. C’était cette générosité qui rendait les robes, au-delà de leur splendeur, aussi aimables. Riches d’émotions passées et à venir. Pour lui avoir confisqué sa jeunesse, elles lui laissaient, comme on dit en couture, de « la ressource ». De leur présence s’échappait la joie calme, puissante de tout ce qui séduit, enchante, au détour de ces pays qu’on
croit connaître et qui vous réservent à chaque voyage tant de surprises.
D’Alber Elbaz, Pierre Bergé avait reconnu qu’il était l’un des derniers à « servir les femmes ». Chaque défilé de John Galliano, ou d’Alexander McQueen, explosait en une claque de lumière. Au cœur du marasme, son défilé printemps-été 2010 avait créé une émotion unanime. Les premières d’atelier le respectaient, car c’était à leurs yeux « un excellent technicien ». Il était l’un des rares, avec Azzedine Alaïa, Pierre Cardin, à savoir couper un vêtement. L’avenir appartiendrait à ceux qui iraient jusqu’au bout de leurs obsessions. En France, le plus riche de tous, Pierre Cardin, ce « citoyen mondial », se définissait comme un « rescapé ». Né en 1922, il semblait capable de redonner de l’énergie à une armée entière : « Il faut croire en soi-même. Traverser la forêt. » Il continuait à signer ses chèques, à affirmer : « Le corps est une colonne que je mets dans un vase. Il devient une forme. » Oscillant entre une quête de valeurs sûres, et une envie de surprises, d’éblouissements, la mode réaffirmait
ses partis pris. D’un côté la revanche éclatante d’un savoir-faire maîtrisé de manière absolue, après des années de délocalisation massive. De l’autre, le pari de l’éblouissement, de l’étonnement, du risque. C’est en se réappropriant leurs doutes que les créateurs redeviendraient plus forts, plus sûrs d’eux-mêmes. Le temps de l’utopie reviendrait, Boltanski me l’avait promis. Il fallait juste accepter de briser nos tabous : « Il y a un refus complet de la mort. On ne meurt plus, on vous débranche. Autrefois, l’enterrement était un endroit où les gens se rencontraient. On mourait en bonne santé. Aujourd’hui, l’idée que la mort soit tangible à l’intérieur de la vie a disparu. »
Même certains banquiers affirmaient que le plus grand risque c’était de ne pas en prendre.
La couleur du printemps-été 2010 serait le nu. Après dix années de bluff, rien ne semblait plus appétissant que le métier, cette autorité de la compétence qui avait tant fait défaut à cette décennie d’egos et de logos. Par métier, on entendait tous les métiers et pas seulement celui de directeur artistique, starisé à l’extrême.
Désormais, les noms qui étaient devenus des griffes voulaient éviter l’écueil : devenir des marques.
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