Requiem pour Yves Saint Laurent
fausse Hublot, il est quinze heures. Le 4X4 or circule sur les larges routes où pas un détritus ne traîne, un circuit à ciel ouvert.
Marrakech était un club. En dix ans, elle est devenue une destination de proximité pour la iPhone society en baby cachemire. Un paradis immobilier où l’appel du muezzin résonne jusque dans les nouvelles villas privées de la Mamounia, à 8 000 euros la nuit (quand le salaire moyen reste à 220 euros par mois). Marrakech. Une ville prospère, où une nouvelle classe moyenne, enrichie par le tourisme, parade en famille : un couple, lui en blouson de cuir et cellulaire, elle avec un sac griffé, deux enfants, comme des répliques miniatures aux silhouettes rembourrées. A Marrakech, Zara voisine avec McDonald’s. La vision de la nouvelle ville , avec ses filles en jean et tête voi
lée chevauchant un scooter, tranche avec le spectacle éternel de la ville rose : des enfants jouent avec un bâton de bois à poursuivre les chiens blancs, les chats sauvages rongent les poubelles, les marchands d’œufs sont encore là, à minuit, à côté de leur vélos rouillés et des boucheries où pendent, à l’air libre, des pièces de bœuf presque marron. Des hommes assis attendent. Des femmes en cafetan tâtent des clémentines à feuilles. Les aiguilles du temps se recouvrent de poussière.
Partout, des voitures. Des camionnettes noires pareilles à celles de l’avenue Marceau, au temps de la maison de couture. Seules les lettres ont changé. « Le Saint Germain. Sandwicherie Fine. » Marrakech en version gentryfiée. Tout me semble lisse comme les panneaux des résidences de prestige à vendre. Nous arrivons avenue Yacoub el-Mansour. Des grappes de touristes se forment devant la grille de ce jardin conçu par Jacques Majorelle, ouvert au public en 1947. Le fils du célèbre ébéniste, admirateur de Matisse, et réformé pour des raisons de santé, mourut en 1962.
Comme de fait exprès, ce fut l’année de l’ouverture de la maison de couture Yves Saint Laurent. Majorelle avait longtemps voyagé, en Espagne, en Italie, en Egypte, avant de se fixer pour toujours au Maroc et de s’établir dans une demeure construite sur un terrain d’arbres aimant l’eau, la Villa Bou saf-saf (peupliers en arabe). Le peintre de genre réserva le meilleur de lui-même au jardin jouxtant la maison. Un orage de lumière cobalt, une signature bleue – le fameux bleu Majorelle fait d’outremer et de violet –, un bain fou de Méditerranée et de ciel, dans lequel ses scènes villageoises, ses évocations littérales et studieuses des kasbahs de l’Atlas, semblaient trop à l’étroit. Au cœur de ce théâtre d’eucalyptus et de caroubiers, la nature surnaturellement recomposée allait devenir l’œuvre absolue d’une vie. Œuvre pourtant menacée par les promoteurs qui convoitaient le jardin pour en faire un hôtel de luxe. C’est ainsi qu’après avoir acquis la « villa rose », Pierre Bergé et YSL décidèrent d’acheter en même temps que la villa du peintre (rebaptisée Villa Oasis), le lieu à l’abandon. Ils ignoraient que trente ans plus tard celui-ci
serait l’un des jardins les plus visités du monde.
Dès l’entrée, l’ombre aspire le visiteur pour l’immerger dans un paysage bleu, vert et jaune plus strident que le chant des rossignols d’Orient. On a l’impression d’être à la fois au fond d’une mer tropicale, et parmi les arbres-vie du film Avatar . Pendant la période qui suivit la mort de Majorelle, les visiteurs y arrachaient les bambous pour en faire des cannes à pêche. Aujourd’hui, ils y tracent des cœurs transpercés d’une flèche. Les visiteurs donc : 600 000 par an, soit dix pour cent du nombre des touristes de la tour Eiffel. Comme les arbres, ils viennent des cinq continents. Du temps d’Yves Saint Laurent, il était fermé entre 12 h 30 et 14 h 30 : le couturier se promenait dans ce labyrinthe étourdissant de palmiers, de cactées, de bambous et de fougères arborescentes, se déployant dans une forêt un peu irréelle.
Avant d’arriver, je pensais entendre le coassement des grenouilles, voir surgir des tourterelles turques des frondaisons, et des paons
faire la roue sous les jasmins. « Je me les caille ! » Des ados en baggy défilent parmi les poussettes et les couples d’amoureux qui se font photographier devant le Mémorial Saint Laurent, indiqué d’un panneau de bois vert jade gravé. Situé dans un
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