Requiem sous le Rialto
acquiesça Tron.
Il lui traversa l’esprit que le militaire connaissait certainement les conclusions du Dr Lionardo.
— Mais revenons à la dispute que vous avez eue avec Grassi sur la place Saint-Marc et au commissariat.
Le colonel éclata de rire.
— Rien que de la comédie !
Tron eut encore le sentiment d’avoir mal compris.
— Pardon ?
— Un membre du groupe qu’il avait infiltré pour nous, expliqua le militaire, nous a surpris dans une trattoria 1 à Castello, où nous avons l’habitude de nous rencontrer. À la suite de quoi, ils lui ont demandé des explications.
— Cette personne savait donc qui vous étiez ?
— Par un hasard fort regrettable, j’ai eu l’honneur et l’avantage d’interroger cet individu à Vérone l’année dernière. Grassi leur a raconté qu’il s’agissait d’une histoire de femme. Mais ils restaient méfiants, ils continuaient de le surveiller.
Tron ne trouvait pas ces propos très convaincants.
— Donc, vous avez mis en scène votre petite farce ?
Stumm von Bordwehr confirma d’un mouvement de la tête.
— D’abord la prétendue dispute à propos de la cocarde tricolore. Puis le numéro au commissariat.
Il se pencha brusquement en avant, fit une grimace et s’exclama :
— Je vais te refroidir ! Je vais te refroidir !
Le colonel imitait si bien l’ivresse agressive que Tron ne put s’empêcher de rire.
— Que comptez-vous faire, commissaire ? demanda le militaire une fois debout.
— Je pense que je vais rendre visite à M. Grassi, répondit-il.
Le colonel opina du bonnet d’un air satisfait.
— Dans ce cas, tenez-moi au courant. Vous pouvez me joindre à la Kommandantur.
Quand Stumm von Bordwehr eut quitté la pièce, Tron regarda son subalterne.
— Votre impression, inspecteur ?
— En tout cas, il me semble être un excellent comédien. Et sa version me paraît plausible.
Son chef fronça les sourcils.
— Je ne suis pas convaincu par ses explications sur leur numéro au commissariat. Mlle Calatafimi n’a pas forcément menti lorsqu’elle affirmait avoir deux prétendants sérieux.
— Le colonel serait l’un d’eux ?
— Le fait qu’elle ait travaillé pour lui, suggéra le commissaire, n’exclut pas qu’il ait pu tomber amoureux d’elle. Son regard meurtrier au moment où il menaçait Grassi n’était pas feint.
— La mort de Mlle Calatafimi n’a toutefois pas l’air de le toucher beaucoup.
— Spaur prétend qu’il est froid comme la glace, mais qu’à l’intérieur ça bouillonne.
Bossi ne manqua pas de s’étonner.
— Le baron le connaît ?
— Ils étaient dans le même régiment à Vienne. Et il paraît que Stumm a rossé une prostituée il y a quelques années.
— Un homme à deux visages ?
À ces mots, Tron songea que l’inspecteur lui aussi était un autre homme sans son uniforme impeccable et que cela le surprenait chaque fois. Même son visage semblait changé. Il sourit.
— La plupart des gens ont deux visages, Bossi.
— Vous voulez dire que le colonel est lui-même impliqué dans cette affaire ? Seulement, si c’était le cas, pourquoi serait-il venu ici ?
— Il est venu, répondit son chef, pour nous fournir une explication sur son comportement bizarre au commissariat l’autre jour. Et pour nous apprendre que Grassi a peut-être tué Mlle Calatafimi. De toute façon, nous aurions tôt ou tard découvert l’identité de ces deux prétendants. Alors, le colonel aurait dû nous expliquer pourquoi il n’était pas venu se présenter de lui-même, et cela l’aurait rendu suspect.
Tron vit briller les yeux de son subalterne. L’idée qu’un officier de Sa Majesté pût être mêlé à un meurtre aussi brutal lui plaisait, ne serait-ce que pour d’évidentes raisons patriotiques.
— Vous le tenez donc pour suspect ? demanda-t-il.
— Je réfléchirai à cette hypothèse, décréta Tron, une fois que nous aurons parlé à Grassi.
Bossi se redressa d’un bond et lissa son uniforme.
— Qu’attendons-nous, commissaire ?
Tron aussi s’était levé de son fauteuil.
— Nous emmenons Pucci et Caruso. Ils attendront devant la boucherie pendant que nous nous entretiendrons avec Grassi.
1 - « Petit restaurant. » ( N.d.T. )
14
La boucherie de M. Grassi était le seul commerce sur le campo San Giobbe. Contrairement à la plupart des boutiques dans le quartier de Cannaregio, elle possédait une vitrine. Trois faisans
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