Retour à l'Ouest
fiévreusement le long de la frontière polonaise, du
côté russe, à construire de nouvelles fortifications ; et ce n’est pas la
main-d’œuvre pénale qui fait défaut…
Une dépêche Havas, de Moscou, publiée récemment, revêt à nos
yeux un aspect singulier. Les Russes, selon cette information, seraient
disposés à laisser l’armée finlandaise du gouvernement Kuusinen le soin et l’honneur
périlleux de « libérer le territoire » ; cette armée, inexistante
pour l’heure et dont on se demande d’où elle pourrait bien sortir si ce n’est
des casernes de Staline, les Russes se borneraient à l’armer et à l’équiper. Très
habile, tout ça. Moscou se réserverait ainsi une issue : Kuusinen pourrait
faillir à sa tâche – quitte à disparaître ensuite comme tant d’autres – sans
que le prestige de l’invincible armée stalinienne fût atteint… Notons ce trait
pour ce qu’il est : l’indice d’une certaine perplexité.
Les nuées sur l’horizon *
27 décembre 1939
Arrêtons-nous, selon le vieil usage, au bout d’une année
tourmentée, pour considérer un moment le chemin parcouru et l’obscur chemin qui
s’ouvre devant nous. Faut-il désespérer ? Ou faut-il espérer ? L’Europe
emploie le meilleur de ses forces à travailler à sa propre destruction : nous
avions, il y a vingt ans, cru assister à la fin des tyrannies, parce que de
vieux empires s’écroulaient ; de nouveaux despotismes ont surgi, ici des
révolutions vaincues, là d’une révolution victorieuse, tous imposant au travail
une servitude accrue et refusant durement à l’homme des biens que l’on pensait
incorporés à jamais à la civilisation : le droit de penser, ce minimum de
liberté sans laquelle aucune dignité véritable ne subsiste dans la société, le
droit de connaître ou de rechercher la vérité. À travers les évolutions
douloureuses, les victoires de la science sur la nature, de la conscience
sociale généreuse et rationnelle sur les formes dépassées, bornées, injustes de
la conscience sociale, à travers les luttes de classes, les guerres, les révolutions,
les réactions même, nous avions senti le monde entraîné vers d’immenses
transformations. Le bilan de l’histoire qui s’accomplissait, nous emportant, nous
paraissait favorable à l’homme en marche vers une organisation plus haute et
plus sage.
Et [cet] ensemble de sentiments, d’observations
scientifiques, d’aspirations, cette prise de conscience aussi d’une nécessité
supérieure à toutes les inclinaisons personnelles, et la volonté de participer
de toute notre âme à l’œuvre en cours, tels étaient dès lors les éléments constituants
de la conviction socialiste. Avons-nous placé trop de confiance en l’homme ?
Le moment est venu de poser largement la question, il faut l’oser. De ce débat
avec nous-mêmes nous sortirons fortifiés.
L’année 1939 accuse encore en Europe le recul de tout ce qui
nous est cher. Elle débute par l’agonie de la République espagnole, elle finit
par l’assassinat de la République finlandaise. Ici et là les mêmes forces sont
paradoxalement à l’œuvre. Plusieurs mois avant la chute de Barcelone, nous
savions que tout espoir était perdu là-bas, que le peuple le plus virilement
révolutionnaire de ce continent, à ce moment, succombait. La terrible
expérience montre assez clairement ce qui lui a manqué pour vaincre : la
capacité d’organisation, avant toute chose. Mais peut-être eût-il surmonté son
chaos intérieur, peut-être se fût-il révélé à lui-même des talents et une
puissance insoupçonnée si on ne l’avait tenacement poignardé dans le dos. Le
peuple espagnol se battait pour une transformation sociale dont la démocratie
était la condition première. Mettre hors de loi certaines organisations
ouvrières pour la seule raison qu’elles condamnaient l’imposture des procès de
Moscou, laisser les rouages les plus importants de l’État en guerre tomber peu
à peu aux mains d’un parti sans scrupules dirigé par les agents d’une grande
puissance éloignée, laisser le parti stalinien établir à l’arrière le régime de
la suspicion, de la délation, de la torture, du kidnapping, c’était aller à une
défaite certaine, car c’était à la fois persécuter les meilleurs et ôter à tous
les raisons de se battre. L’intervention stalinienne a fait davantage pour la défaite
de la République espagnole que n’ont fait
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