Retour à Soledad
nous trouvons. Voilà mon crime et mon histoire. Me jugez-vous encore digne d'être votre ami et votre confident ?
Plus ému qu'il ne voulait le laisser paraître, Charles Desteyrac tendit la main à Taval.
– Topez là. Mon estime et mon amitié sortent renforcées de vos propos. Et c'est un ancien élève des jésuites qui vous le dit !
– Alors, mon ami, je vous écoute, dit Taval.
Quand Charles eut exposé, en détail et sans retenue, les pensées qui le tourmentaient, Paul Taval eut une moue compatissante.
– Voyez-vous, Charles, vous êtes dans la situation que connaissent un jour ou l'autre tous les émigrés, qu'ils aient, comme vous, volontairement choisi l'exil ou qu'ils y aient été contraints, comme moi. Une plante vivace qu'on a transplantée peut refleurir dans une nouvelle terre, sous un autre climat, à condition que lui poussent des radicelles qui remplaceront peu à peu les anciennes racines, vouées au dessèchement. Mais l'homme n'est pas un végétal. Ses vieilles racines ne meurent pas. Quand on le transplante, elles tentent au contraire de soustraire un peu de la sève dont les nouvelles ont besoin pour survivre. C'est un duel latent, une compétition, peut-être une confrontation entre deux modes d'existence, dont l'exilé ne prend pas tout de suite conscience.
» L'émigré, même bien accueilli comme vous l'avez été, reste à jamais, quoi qu'on dise ou fasse, un étranger dans le pays où il s'installe. Il aura beau posséder parfaitement la langue, admettre les mœurs, adopter les croyances, nouer des liens aussi forts que ceux de l'amour, fonder une famille, rien n'atténuera jamais les nuances ataviques qui différencient les peuples. Nulle traduction n'est parfaite, pas plus en littérature qu'en manière de vivre. Ni la complexion, ni la personnalité, ni le passé d'un homme ne change avec la latitude. Pour un émigré, les choses de sa vie antérieure et celles de sa vie présente ne coïncident qu'en apparence. Elles ne sont pas – et ne seront jamais – superposables, comme le calque d'un dessin. Et d'ailleurs si, demain, vous retourniez en France, où beaucoup de choses ont dû changer depuis votre départ, vous connaîtriez le même sentiment, peut-être encore plus déroutant. Le progrès dans tous les domaines, l'évolution des mœurs, l'attitude de vos amis, l'oubli des uns, la curiosité des autres vous obligeraient à une réadaptation hasardeuse. Imprégné de ce que vous avez ici vécu, fait et appris, vous vous sentiriez étranger dans votre propre pays. C'est le sort des émigrés de n'être plus nulle part chez soi, dit Taval avant de vider son verre.
– Ce que vous dites me paraît juste. À la fois je suis le même homme qu'à Paris et, cependant, je me sens autre. Je conçois maintenant qu'il s'agit là d'une distorsion purement abstraite, dit Charles.
– Voilà ce que vous avez découvert depuis quelque temps et qui ne doit pas vous rendre malheureux, car votre personnalité est assez forte pour vous permettre de dominer ce qui, après tout, n'est qu'un vague-à-l'âme sans autre conséquence que celle de vous faire vous interroger sur votre place, non pas sur cette île, Charles, mais sur la planète où nous vivons. Car nous sommes tous, sur cette terre, des étrangers, émigrés venus d'un monde inconcevable où la mort est censée nous rapatrier. Sortis du néant, nous retournerons au néant, disent les incroyants. Exilés du paradis par la faute d'Ève et d'Adam – belle légende ! –, nous y retournerons pour peu que nos œuvres nous vaillent l'indulgence divine, estiment les chrétiens. Notre esprit, matière plus subtile que la matière organique qui nous compose, ira se perdre, poussière cosmique, dans les galaxies dont nos atomes sont issus, assurent maintenant des savants. Vous voyez que nous avons le choix ! dit Taval.
– Ces considérations débouchent-elles sur une règle de vie ? risqua Charles.
– Nous devons nous défendre de vouloir obtenir de la vie plus qu'elle ne peut, ne doit nous donner. Ayons simplement conscience d'être des passants, ne nous privons pas de ce que la nature nous offre de beau, de bon et d'agréable. Pour nos semblables, soyons aimables, serviables et surtout tolérants. Et ne nous révoltons pas quand le sort se montre méchant ou injuste envers nous, c'est le jeu dans lequel nous entrons dès la naissance. La partie que nous jouons avec la
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