Retour à Soledad
les évolutions.
– Attention, Malcolm, ce ne sont pas des New-Yorkaises délurées comme les filles de Jeffrey Cornfield ! prévint l'ingénieur, mezza voce.
Dans une robe de soie turquoise agrémentée de volants de dentelle noire qu'on retrouvait au décolleté, Ounca Lou rayonnait et son euphorie se communiqua à Charles, enchanté de la voir sûre d'elle, épanouie, plus belle que jamais. Parce qu'ils étaient mari et femme, leur façon de danser – buste d'Ounca frôlant la poitrine de son cavalier, doigts entrecroisés, murmures, rires, regards enamourés – ne fut pas jugée inconvenante, encore que Margaret Russell indiquât à ses filles qu'un tel maintien serait toujours à éviter.
Comme les Desteyrac allaient enchaîner une nouvelle danse sans se séparer, lady Lamia intervint.
– Carlota aussi a envie de danser avec Charles, dit-elle, rappelant à l'ingénieur son premier prénom, dont il avait dit un jour qu'il le préférait à celui de Lamia.
Moulée dans un fourreau de soie gris acier, dans le ton exact de sa crinière frisée, la sœur de lord Simon, fausse maigre, taille de guêpe, hanches finement galbées, seins de fillette, jouait avec souplesse à la sirène. Pour qui la connaissait comme Charles, le souhait de Fish Lady était bien de justifier son sobriquet. C'était sa manière à elle d'être coquette : qu'on la prît pour une femme-poisson en rupture d'océan ! Elle ne parlait pas en dansant, liait spontanément, avec l'aisance que confère l'habitude de la danse, ses pas à ceux de son cavalier, partageait avec lui les délices de l'harmonie particulière qu'imposent au mouvement des corps les trois temps de la valse. Les yeux clos, peut-être pour retourner par la pensée aux bals de sa jeunesse, que Charles imaginait sous les lustres des demeures princières de la vieille Angleterre, elle faisait de la danse une récréation à la fois païenne et mystique. Recueillement de l'esprit et allégresse des sens épuraient la sensualité sibylline qui émanait de sa personne.
– C'est un bonheur de danser avec vous, Carlota, dit Charles en la reconduisant à son siège.
– Galanterie française pour une duègne ! fit-elle, ironique.
– Vous savez bien que ce n'est pas que cela ! C'est à la femme que je m'adresse, insista-t-il.
– J'apprécie, croyez-le bien. Mais, que puis-je faire de plus pour vous plaire ?
– Accordez-moi une autre valse.
– Soit, répondit-elle.
Quand ils se séparèrent, lady Lamia marcha d'un pas décidé vers son frère qui, verre en main, discutait avec le docteur Weston Clarke et le major Carver. Son approche fit s'interrompre la conversation.
– Simon ! En deux tours de valse, Monsieur l'Ingénieur m'a convaincue de l'utilité, sinon de l'agrément, de votre affreux chemin de fer. Mais il m'a promis de nourrir votre puante locomotive avec du charbon qui ne fume pas ! Donnez-moi une coupe de champagne, je meurs de soif ! débita-t-elle d'un trait.
– Enfin sage ! Comme pour le pont, tu y viens, dit simplement lord Simon en fixant Charles.
Ce dernier, interloqué, eut un instant d'hésitation. Puis il prit sans façon Lamia par la taille et l'embrassa sur la joue. À aucun moment, ni avant ni pendant la danse, il n'avait été question entre eux du chemin de fer.
1 La Fraternité républicaine irlandaise.
4.
Un matin de fin février, alors que Charles Desteyrac quittait son bungalow pour se rendre en dog-cart sur le chantier de sa future maison, Poko, le domestique sikh du major Carver, arriva en courant.
– Sir Edward vous envoie ce journal, dit-il.
Aussi laconique qu'à son habitude, il tendit The Nassau Guardian à l'ingénieur.
Intrigué, Charles regagna la galerie et ouvrit le journalbi-hebdomadaire, arrivé le matin même par le bateau-poste. Un court article lui apprit que le 14 janvier, à Paris, Napoléon III avait fait l'objet d'un attentat alors qu'il arrivait à l'Opéra. Rue Le Peletier, trois bombes avaient été lancées par des assassins mêlés aux badauds. L'empereur et l'impératrice n'avaient pas été atteints, bien qu'on eût compté quarante-trois trous causés par des éclats de fer dans la caisse de la berline impériale. La première charge, jetée sous l'attelage, avait tué l'un des postillons et un cheval. Les autres bombes avaient causé la mort de huit personnes et fait cent quarante blessés.
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