Retour à Soledad
l'appréciation de Charles.
L'ingénieur fut d'emblée séduit par une reproduction de la Mariana de John Everett Millais, sans doute copiée lors de l'exposition, en 1851, à la Royal Academy, tandis que la critique vilipendait cette œuvre 3 . Il vit une jeune femme sculpturale, vêtue d'une longue robe de velours bleu serrée à la taille et dont la ceinture ouvragée glisse sur les hanches, cambrée, buste levé, presque offert, les mains au bas des reins comme pour comprimer l'impatience du corps qu'une longue station debout rend douloureux, faisant face à un vitrail médiéval. La pâleur du beau visage, sous les bandeaux de cheveux auburn, lui parut révéler la lassitude morale de la délaissée, mais le regard lui sembla celui de la femme en mal d'amour qui, dans une posture inconsciemment provocante, veut encore espérer le retour de l'amant.
– Superbe, superbe ! s'exclama Desteyrac.
Puis, après un silence durant lequel il continua d'admirer le tableau, il se tourna vers Murray.
– La posture de cette Mariana, que vous dites inspirée par un poème de Tennyson, ne pourrait-elle pas être celle de Gertrude, avide d'amour insatisfait ? ironisa Charles.
– Ne soyez pas cruel, et laissons ça ! Oubliez ce que je vous ai dit. Vous êtes le seul véritable ami, à l'esprit sain et tolérant, à qui je puisse laisser entrevoir sans honte ma nature démoniaque, avoua Murray, feignant une désinvolture que démentait le regard qu'il jeta au plafond pour éviter celui, confus, de l'ingénieur.
– J'ai pour vous l'affection d'un frère, vous le savez. Je ne puis donc que vous plaindre, dit Charles en lui posant une main ferme et chaleureuse sur l'épaule.
Murray eut le sourire mélancolique du résigné, et se tut.
– Parlez-moi de ces peintres dont vous m'avez montré les œuvres, reprit l'ingénieur pour dissiper la gêne qu'avait suscitée son propos.
– Nous leur avons rendu visite à Londres. Ce furent de joyeuses retrouvailles, et l'un d'eux a dessiné en un rien de temps un beau profil d'Ottilia. Je crois, Charles, que cette confrérie préraphaélite, qui connut vers 1850 quelques dissensions internes, restera comme le mouvement le plus important, le plus original et le mieux inspiré depuis la Renaissance italienne. D'ailleurs, les Anglais commencent à le comprendre. Dante Gabriel Rossetti, chef incontesté, est actuellement occupé à peindre le grand hall de l'Union des étudiants, à Oxford, avec Burne-Jones, William Morris, Madox Brown et d'autres membres de la confrérie. Même les amateurs américains y viennent. Savez-vous qu'on a exposé, l'automne dernier, à New York, trois cent soixante-cinq peintures à l'huile et aquarelles de nos amis préraphaélites ? débita Malcolm Murray, retrouvant son enthousiasme.
– Excellent débouché pour vos artistes ! Tilloy raconte que les riches Américains sont en train de découvrir que l'art existe, dit Charles.
– Sans la crise financière, les acheteurs eussent été plus nombreux, compléta l'Anglais.
Tandis que Malcolm parlait, Charles remarqua qu'un seul tableau avait, à ce jour, trouvé place sur le mur, face à la table de travail de Murray. C'était une peinture ancienne. Elle représentait un personnage massif, debout, à barbe rousse, joufflu, au teint coloré, vêtu d'un pourpoint de velours cramoisi ouvert sur une chemise rose. Un long manteau noir au col bordé de fourrure dissimulait ses jambes. Coiffé d'un béret noir orné de plumes d'autruche, l'homme fixait le visiteur d'un regard froid, émanant d'yeux petits et anormalement écartés, comme pour l'obliger à examiner le blason posé sur une sorte de lutrin, au pied très ouvragé, qu'il désignait de l'index.
– Mon vénérable ancêtre Balthazar James Murray, laird 4 de Barington et de Mangreat. Le tableau a été peint par un élève de Holbein vers 1530, dit Malcolm.
– Belle allure, mais peu avenant, remarqua Charles.
– Il est mort fou, comme beaucoup de Murray. C'était bien le plus fameux fauconnier et le meilleur héraldiste qu'on eût connu sous Henri VIII. Seuls comptaient pour lui l'art du blason et ses faucons. Il finit par vivre dans une volière au milieu d'eux, jusqu'au jour où, se prenant pour un gerfaut, il monta sur la plus haute tour de son château, libéra ses rapaces, ôta son bonnet comme on ôte le chaperon du faucon pour le lancer à la poursuite d'un
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