Retour à Soledad
« Avant un an, ils nous demanderont de prendre Cuba si nous voulons qu'ils restent dans l'Union. »
Un soir, après lecture des journaux, lord Simon s'écria :
– Ce Lincoln voit juste. Bertie III ne nous l'a jamais caché : les planteurs de coton souhaitent que les États-Unis s'emparent de Cuba et que l'île, située au-dessous de 36 degrés 30, devienne un nouvel État américain esclavagiste !
– Lincoln n'a pas obtenu une seule voix dans les États du Sud, où l'on espérait une victoire démocrate qui eût sans doute permis l'arrangement Crittenden. Le nouveau président ne peut donc espérer se concilier les planteurs, observa Murray.
– En attendant, James Buchanan, au pouvoir jusqu'au 4 mars, passe pour favorable aux Sudistes, bien qu'un membre de son parti ait proposé que l'on fusillât sur-le-champ celui qui tenterait d'arracher la bannière étoilée d'un bâtiment public dans une ville du Sud, compléta le major Carver.
Après Pâques, toutes les hypothèques furent levées. Le 12 avril, ceux que les journaux nommaient – suivant leur tendance – rebelles, Sudistes ou Confédérés, et qui assiégeaient Fort Sumter, à l'entrée du port de Charleston, avaient tiré au canon sur la forteresse. La garnison, constituée de neuf officiers, soixante-huit sous-officiers et soldats, huit musiciens et quarante-trois ouvriers, ne disposait que de quatre jours de vivres. Le major Robert Anderson, de l'armée des États-Unis, commandant du fort, sommé de se livrer à la milice sudiste, avait fait savoir au général confédéré, Pierre Gustave Toutant de Beauregard, officier d'origine française, qu'il ne se rendrait pas tant que ses hommes auraient de quoi manger. Il suffisait donc d'attendre la famine pour éviter l'effusion de sang redoutée à Washington comme à Montgomery, siège provisoire du gouvernement des sécessionnistes.
Jefferson Davis, président de la Confédération dissidente, qui venait d'appeler vingt mille volontaires de la milice, imagina que le rusé Lincoln allait profiter du répit accordé aux assiégés pour envoyer des renforts de troupe et faire ravitailler le fort par mer. Il exigea la reddition immédiate de la garnison sous menace d'un assaut.
Le major Anderson ayant à nouveau refusé de s'exécuter, à quatre heures et demie du matin, le 12 avril, le premier obus d'une guerre qui n'avait pas encore de nom avait été tiré sur la forteresse. Après quarante-huit heures de bombardement, le dimanche 14 avril, les occupants du fort fédéral avaient été contraints d'évacuer la place. Le général de Beauregard ayant accordé les honneurs de la guerre « à ceux qui vaillament avaient fait jusqu'au bout leur devoir », les assiégés étaient sortis arme au bras et musique en tête, emportant leur drapeau. On ne déplorait que deux morts et quatre blessés parmi les soldats de l'Union, victimes de l'explosion accidentelle d'une caisse de munitions.
Ce camouflet décoché à Lincoln, à son gouvernement et aux Yankees – comme les gens du Sud appelaient maintenant les citoyens du Nord – ayant toutes les apparences de l'ouverture d'hostilités, le président de l'Union appela sous les drapeaux soixante-quinze mille volontaires de la milice pour une période de trois mois. Ces effectifs suffiraient, d'après lui, pour reprendre le contrôle des nombreux forts occupés au cours des dernières semaines par les Confédérés. C'était méconnaître la détermination des États cotonniers, et Jefferson Davis répliqua en appelant trente-deux mille nouveaux volontaires pour faire face à la menace nordiste.
Ces nouvelles – et celles que livrèrent au cours des semaines suivantes journaux et correspondances privées – provoquèrent une consternation générale à Cornfield Manor. Après que Jefferson Davis se fut dit prêt à délivrer des lettres de marques aux bateaux des citoyens confédérés, les mettant ainsi au rang des anciens corsaires, et qu'Abraham Lincoln eut décrété le blocus de tous les ports des États sécessionnistes, on commença à concevoir, de Nassau à Soledad, les conséquences que pourraient avoir de telles décisions sur le commerce de l'archipel.
Le 24 mai, jour anniversaire de la reine Victoria, lord Simon réunit, comme chaque année à cette occasion, ses intimes au cours d'un dîner. Après les toasts répétés et frénétiques portés à la santé de la reine
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