Robin
cacher. Désormais bien habitué à sa présence,
Bran ne la trouvait plus répugnante, de même qu’il ne prêtait plus garde à son
étrange parler archaïque. Il les acceptait comme il avait fini par reconnaître
ses talents de guérisseuse : tout cela lui semblait naturel, intrinsèque à
la vieille femme.
En fait, et Bran en vint bientôt à
s’en rendre compte, Angharad ne devenait vraiment elle-même qu’avec une harpe
dans ses mains décrépites.
Aussi extraordinaire qu’il parût au
jeune homme, ce premier spectacle ne représenta pour lui que le dégagement d’un
puits abandonné, ou le défrichement d’une source remplie de broussailles pour
laisser s’écouler de nouvelles eaux fraîches. Par la suite, alors que nuit
après nuit Angharad prenait place sur son tabouret, sa voix, tel de l’or fin,
commença peu à peu à acquérir un lustre nouveau. Une voix si rare, songeait
Bran, devait venir d’ailleurs, de quelque lieu hors du temps, d’un autre
monde – peut-être de celui-là même que ses chants décrivaient.
Le monde qu’elle chantait était
celui de jadis, le royaume de guerriers princiers et de leurs nobles amantes.
Elle évoquait des héros, des rois, des conquérants depuis longtemps oubliés,
des reines guerrières et des dames d’une telle beauté que des nations
s’élevaient et tombaient pour un seul regard fugitif de leurs yeux limpides,
des exploits dangereux et d’étranges enchantements, des hommes et des femmes
illustres dont le seul nom faisait battre le cœur un peu plus vite.
Elle chanta les glorieuses
aventures d’Arianrhod, de Pryderi, de Llew, de Danu et de Carridwen ;
l’amour impossible de Pwyll et de Rhiannon ; le destin de Taliesin,
d’Arthur Pendragon et du sage Myrddin Embries, dont la gloire fit de la
Bretagne l’Île du Puissant ; l’histoire du Chaudron de la Renaissance, de
l’Île de la Vie éternelle et de la création d’Albion aux mille splendeurs.
Une nuit, Bran se rendit compte
qu’il n’avait pas entendu pareils récits depuis son enfance. Voilà, se dit-il,
pourquoi ces chants le touchaient si profondément. Depuis la mort de sa mère,
personne n’avait chanté pour lui. Voilà pourquoi il les écoutait avec la même
attention respectueuse. Plongé dans ces histoires, il s’en imprégnait comme si
elles prenaient vie dans son propre corps. Il devenait Bladudd, le prince déchu
injustement emprisonné sept ans durant ; il devenait l’humble porcher Tucmal,
qui avait défié le géant Ogygia dans un combat à mort ; il volait avec
Yspillandan le maudit pendu à ses belles ailes de plume de cygne et de
cire ; il passait sa vie entière à se languir de l’amour de la belle mais
volage Blodeuwedd ; il était un guerrier se tenant aux côtés du brave Meldryn
Mawr pour combattre le terrible Seigneur Nudd et sa horde de démons dans une
contrée de glace et de neige… Il devint tous ces héros, et bien d’autres
encore.
Après chaque chant, Angharad
mettait sa harpe de côté et s’asseyait un moment pour contempler le feu, comme
s’il s’était agi d’une fenêtre à travers laquelle elle pouvait voir ce dont
parlaient ses chansons. Au bout d’un moment, son corps tremblait légèrement, et
elle revenait à elle, comme émergeant d’un sortilège. Parfois, le sens de ce
que Bran avait entendu lui échappait, elle s’en rendait compte au froncement
qui barrait son front et qui lui tiraillait le coin de la bouche. Elle posait
alors ses mains sur ses genoux et lui parlait du sens profond de l’histoire en
question – l’esprit du chant, comme elle l’appelait.
Plus le jeune homme en apprenait,
et plus il savait apprécier les histoires elles-mêmes. Il commençait à
percevoir les possibles et les présages, les lointaines lueurs d’espoir et les
miracles inopinés. Les choses qu’il entendait dans les chansons d’Angharad
n’étaient pas simple fantaisie – au contraire des balivernes des
ménestrels itinérants –, elles témoignaient d’un savoir plus profond, plus
rare. Peut-être même étaient-elles une forme de pouvoir, depuis longtemps en
sommeil. Au bas mot ces chants marquaient un antique chemin sacré qui menait au
cœur de ces terres et de son peuple – ses terres à lui, son peuple –
un esprit vivant qui risquait de finir écrasé sous la botte écrasante,
impitoyable des Ffreincs.
Il neigeait quand Bran parvint
enfin à se lever. Lourdement appuyé sur la vieille femme, il se
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