Romandie
le goût atavique du profit l’emportait parfois sur la charité, on ne
parlait que du nouvel impôt sur la fortune, institué par la loi du 8 juin
1838 qui venait seulement d’entrer en application le 31 mai [124] .
Rue des Granges, à la Corraterie et dans les rues basses, on commentait, en
attendant son tour, la convocation, par la Chambre des comptes, des citoyens
que cette institution estimait possesseurs d’une fortune au-dessus de cinq
mille francs. Bien que depuis longtemps annoncé, l’événement agaçait.
Pierre-Antoine Laviron mit Axel au fait des dispositions d’une
loi qui, bien qu’elle touchât directement les patriciens, ne lui paraissait pas
aussi injuste que le disaient, à mots couverts, les gens de sa classe.
— Après tout, reconnut Pierre-Antoine, si l’on veut que
le gouvernement ait les moyens financiers d’acheter de nouveaux fusils pour
notre milice, d’entretenir les fortifications, d’assainir les rives du lac, de
percer de nouvelles voies, d’améliorer la distribution d’eau, d’éclairer nos
rues au gaz de houille, comme à Londres et Paris, il faut bien que nous participions
à l’effort financier. Et cela, d’autant plus gracieusement que l’hôtellerie, le
commerce, la banque et la Fabrique seront les premiers bénéficiaires d’une meilleure
sécurité et des embellissements de la ville.
Le calcul de cet impôt sur les fortunes, aussi nommé taxe
des Gardes, pour les besoins de la cause civique, tenait compte aussi bien de
la valeur des propriétés ou de leur usufruit que des baux, loyers, rentes, legs,
successions, transmissions, etc. Le texte que le banquier mit sous les yeux de
son ami était clair :
« Toutes les fortunes au-dessus de cinq mille francs
sont soumises à une taxe, destinée spécialement à pourvoir aux dépenses que
nécessite la sûreté de l’État : à cet effet, elle est nommée taxe des
Gardes.
» Tous les Genevois y sont soumis.
» Les parents de cinq enfants en sont exemptés du tiers,
tant qu’ils ont les enfants à charge. Les parents de huit enfants sont exemptés
des deux tiers.
» Les étrangers, domiciliés depuis plus d’un an à
Genève, y sont soumis aux mêmes conditions s’ils possèdent plus de cinq mille
francs et exercent une activité lucrative. »
Il était précisé que la taxe serait « levée sur tous
les biens des contribuables en quelques lieux qu’ils existent ». Étaient
exemptés dans l’évaluation des biens : les outils de travail, les
collections relatives aux arts et aux sciences, les meubles meublants et les
immeubles situés dans le canton.
L’article 303 de la loi apportait un léger correctif :
« Tout individu, dont la fortune ne dépasse pas cinquante mille francs, ne
paye rien sur les premiers cinq mille francs. Il paye un demi pour mille sur l’excédent. »
L’article 304, en revanche, inquiétait les Genevois. Pour
des gens qui ne font pas étalage de leur fortune, ne révèlent jamais le montant
de leurs avoirs, même aux plus intimes, trouveraient impudent qu’on osât y
faire allusion, ne cherchent pas à connaître les comptes des autres, sauf s’ils
doivent, en affaires, s’assurer de la solvabilité d’un client, la procédure
présentait de forts risques d’indiscrétion et, pour certains, un caractère
franchement inquisitorial.
« La taxe des Gardes sera reçue par deux membres du
Conseil d’État désignés par ce corps », avaient décidé les législateurs. Certes,
on entendait offrir aux contribuables quelques garanties sur le sérieux, la
réserve et l’impartialité des percepteurs. « Avant d’exercer leurs
fonctions, les Conseillers désignés prêteront serment de garder le secret le
plus absolu sur les paiements dont ils auront eu connaissance, et de ne laisser
percer, en aucune manière, leur opinion sur la suffisance ou l’insuffisance des
dits paiements, dans leur rapport avec la fortune présumée des contribuables »,
précisait la loi. Cette dernière exigence paraissait des plus justifiées dans
une ville où « de 1600 à 1775, les deux cent trente-deux personnes qui
firent partie du Petit Conseil appartenaient à quatre-vingt-dix familles [125] . »
— Dans notre vieille société genevoise, tout le monde
connaît tout le monde et je comprends que nos concitoyens répugnent à faire confidence
de leur fortune à des gens qu’ils côtoient tous les jours au cercle, rencontrent
en ville, au théâtre ou dans les
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