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Romandie

Romandie

Titel: Romandie Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Maurice Denuzière
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un regard dont il ne sut dire plus tard s’il
était dur, tendre ou douloureux. Un regard dont il s’interdit, sur-le-champ, d’imaginer
qu’il était vairon. Un regard qui lui rappela cependant, comme la voiture de
laque noire, les chevaux de jais et le sombre cocher, l’étrange équipage qu’il
avait croisé, au crépuscule, au soir du tir fédéral de Lausanne. Quatre années
s’étaient écoulées depuis cette troublante rencontre, qu’il avait mis des
semaines à effacer de sa mémoire. Axel Métaz, Vaudois au solide bon sens, n’avait
jamais cru aux fantômes. Sortant, les sens comblés, des bras d’une créature
bien vivante, il s’interdit d’imaginer plausible la rencontre hallucinante d’une
morte. Adriana, princesse tsigane, châtelaine des ténèbres, reposait à
Fontsalte-en-Forez depuis dix ans.
    La semaine suivante il retrouva Marthe au moulin, où ils
passèrent ensemble leur première nuit. Dans les bras de l’ardente veuve, l’épisode
cauchemardesque de Saint-Saphorin perdit toute sa substance démoniaque.
    Fin avril, le cercle Fontsalte au complet choisit de se
déplacer à Genève, pour accompagner Martin Chantenoz. La Société de Zofingen, dont
il avait été l’un des fondateurs de la section vaudoise, tenait à honorer un
professeur de philosophie et d’esthétique que l’Académie de Genève, trop longtemps
soumise à la vénérable Compagnie des pasteurs, avait, pour de mesquines
considérations politiques, laissé partir à l’Académie de Lausanne. À cette
occasion, Chantenoz se réjouit de rencontrer, parmi les étudiants de Zofingen, un
certain Henri-Frédéric Amiel, qu’il avait eu, un temps, comme élève, quand il
enseignait à Genève. Bien que devenu orphelin très jeune, ce garçon maintenant
âgé de vingt ans avait réussi à terminer, en juin 1837, ses études au
Collège de Genève, après avoir remporté de nombreux prix, parmi lesquels un
premier prix de version latine, un premier prix d’histoire et de géographie, et
un accessit de version grecque, toutes matières que prisait fort l’ancien
mentor d’Axel Métaz. Amiel, qui avait réussi brillamment l’année précédente son
baccalauréat de lettres, se préparait à passer celui de sciences physiques et
naturelles. On lui prêtait l’intention de voyager en France et en Italie, de
parfaire ses connaissances dans les universités de Paris et de Heidelberg, peut-être
de Berlin.
    Le fait que ce sujet d’élite se destinât à la carrière de
professeur de philosophie et d’esthétique, qu’il fût orphelin et qu’il s’intéressât
à la poésie ne pouvait que conforter l’intérêt que lui portait déjà Chantenoz. Henri-Frédéric
avait publié son premier poème, à l’âge de dix-sept ans, sous le titre l’Orphelin, dans le journal le Fédéral du 9 novembre 1838. Le professeur
Chantenoz imaginait donc cet étudiant doué comme une sorte de double
intellectuel neuf.
    Au soir de la réunion de Zofingen, les Laviron, qui
portaient estime et affection au professeur, donnèrent en son honneur un dîner
rue des Granges. Plusieurs maîtres de l’Académie et savants genevois avaient
été conviés, mais on attendit le départ des invités de marque pour charger
Alexandra de remettre à Martin le cadeau de ses amis intimes. Il s’agissait d’une
canne à pommeau d’or sculpté. L’orfèvre genevois, à la demande des commanditaires,
qu’Axel avait inspirés, s’était attaché à reproduire avec art une effigie d’Athéna,
dressée sur un socle en forme de triangle équilatéral. La phrase fameuse, gravée
au fronton du temple de la déesse, à Sais, s’enroulait en lettres grecques autour
de la base du pommeau. Chantenoz, à qui son ancien élève l’énonça pour lui
montrer qu’il n’avait rien oublié de son enseignement, la traduisit pour l’assemblée :
« Je suis tout ce qui a été, tout ce qui est, tout ce qui sera, et mon
voile, jamais aucun mortel ne l’a encore soulevé. » Puis, terrassé par l’émotion,
il ôta ses lunettes et se mit à en polir les verres, prétexte à tirer son
mouchoir pour essuyer une larme.
    La canne passa de main en main et Alexandra, qui, au
contraire d’autres, ne cachait pas son ignorance de la symbolique grecque, s’étonna
qu’on eût donné à la déesse un tel piédestal.
    La question tira Chantenoz de l’émoi où le plongeait la
générosité de ses amis et la somptuosité du cadeau.
    — Plutarque nous l’a

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