Romandie
avait souvent répété, en effet, qu’il désirait léguer
ses « gribouillis » à Axel, ainsi que sa collection des philosophes
grecs, reliée en maroquin havane, et l’édition rare des tragédies de Shakespeare,
héritée de son oncle. Les centaines de vers, sonnets, odes, élégies qu’il avait,
en vingt ans, dédiés à Aricie pour chanter son amour, restaient propriété de la
dédicataire. M me Chantenoz tenait à respecter les volontés de
son mari mais elle souhaitait mettre un peu d’ordre dans les derniers textes
philosophiques que le professeur avait dû lui dicter depuis qu’une cécité quasi
complète l’empêchait d’écrire lisiblement.
Axel Métaz devait souvent faire effort pour se persuader que
son mentor reposait sous une dalle, au cimetière Saint-Martin. Chaque soir, quand
les élèves de la pension Sillig, jeunes gens élégants et de bonne éducation, remontaient
la rue du Lac pour se rendre à la promenade de l’Aile, où les demoiselles de la
bourgeoisie allaient prendre l’air avec leur gouvernante, ou jouer au volant, il
s’attendait à voir, comme autrefois, arriver le maître qui lui avait dispensé
sans restriction son savoir. D’humeur folâtre ou bougonne, toujours porteur d’une
nouvelle publiée par les journaux étrangers que lui lisait sa femme, prêt à
raconter la dernière bévue d’un cancre qu’il tentait d’initier à Platon, ou
vouant aux gémonies les radicaux, excitateurs sournois d’une révolution que les
conservateurs ne voyaient pas venir, le professeur avait institué le rite quotidien
du flacon de vin blanc partagé avec son ancien élève. Souvent, Vuippens, ses
visites aux malades terminées, s’était arrêté à Rive-Reine pour « barjaquer »
avec ses amis.
Maintenant, les soirs où le médecin ne passait pas, Axel
Métaz se sentait misérable, désorienté, « moindre » aurait dit le
défunt, qui usait de termes du patois vaudois condamnés par les cuistres académiques.
N’étant pas homme à boire seul, M. Métaz voyait avec angoisse arriver
cette heure vide, qu’il ne savait comment meubler. Cette vacuité le rendait
sombre, irritable, et ses fils en faisaient parfois les frais, quand Élise les
envoyait « distraire papa », attention dont il n’était point dupe. Le
temps autrefois imparti à la conversation, parfois à la discussion animée, lui
paraissait inutile et inutilisable. Il errait de son cabinet de travail au
salon, ouvrait un livre pour le reposer aussitôt, allait jusqu’aux écuries, prenait
prétexte d’une lettre à remettre au commis des postes pour marcher jusqu’à La
Tour-de-Peilz en observant, tel un touriste, le manège des canards, des
foulques et le couple de cygnes récemment offert à la ville par une princesse
allemande. À cette heure-là, les lavandières, occupées en pépiant à ramasser la
lessive mise à sécher sur les berges, saluaient le maître de Rive-Reine et lui
trouvaient l’air mélancolique. Axel levait son chapeau devant chacune et, parfois,
ce qui attestait un désœuvrement chagrin, s’arrêtait près des femmes, dont il
connaissait les familles. Il s’informait des fiançailles de celle-ci, de la
santé du père de celle-là, du sort d’une troisième, dont la grange avait brûlé.
Puis il regagnait sa demeure et, en attendant l’heure du souper, restait seul
dans son cabinet de travail, à s’imprégner de l’atmosphère romantique et
désenchantée du tableau de Caspar David Friedrich Deux hommes contemplant la
lune, héritage récent de Martin Chantenoz, livré par Aricie. Le professeur
attachait à cette œuvre – copie ou double, son propriétaire ne l’avait
jamais su – une grande valeur symbolique. La trouée lumineuse de la lune, qu’observaient
les deux hommes peints de dos – « le maître et son disciple », commentait
naguère Martin avec un clin d’œil –, accentuait le mystère de l’abîme
rocheux, noyé de brouillard, qui s’ouvrait devant les promeneurs, sous un arbre
mort déjà à demi déraciné et prêt à choir dans le gouffre. Le gouffre inexploré
et insondable du néant, où se dissolvait toute vie humaine. C’est devant cette
toile qu’Axel se retrouvait au plus près, par la pensée, du mentor disparu.
Certains soirs, il passait un moment au nouveau Cercle de la
Convenance, modeste rival du fameux Cercle du Marché, où l’on appréciait la
présence, trop peu fréquente, de ce membre, dont tout le monde savait
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