Romandie
s’emparer
de l’arsenal, avait été préparée de longue main car, simultanément à l’action
intérieure, quelques centaines de partisans, recrutés en Argovie, à Soleure et
à Bâle-Campagne, avaient pénétré sur le territoire lucernois pour se joindre
aux insurgés que commandaient des officiers argoviens. Très vite mobilisée, la
milice lucernoise avait réagi et rencontré la colonne des révoltés au pont de l’Emme.
La fusillade avait fait huit morts et le corps-franc avait battu en retraite, tandis
qu’en ville la tentative de coup de force était anéantie et de nombreuses
arrestations opérées, dont celle du docteur Steiger, meneur radical connu. Des
Lucernois libéraux, opposés à la présence des jésuites dans leur canton, avaient
néanmoins fait passer leurs sentiments patriotiques avant toute autre considération.
Ils s’étaient volontairement engagés au côté des troupes qui défendaient le
gouvernement. Cette attitude d’alliés politiques, respectueux de la légalité, irrita
les radicaux, plus encore que la déroute du corps franc. Ainsi fut démontré aux
citoyens de bonne foi que la chasse aux jésuites n’était, pour les radicaux, qu’un
fallacieux prétexte à mobiliser leurs troupes et prendre le pouvoir que leur
refusaient encore les urnes.
Dans le cercle Fontsalte, l’affaire de Lucerne fut commentée
avec véhémence mais Élise et Charlotte tombèrent d’accord pour déplorer ces
affrontements et la violation par des corps francs étrangers de la souveraineté
d’un canton. En revanche, l’épouse d’Axel ne put réprimer un sourire en découvrant
que la fureur de sa belle-mère contre les radicaux était fortement augmentée
par le fait que les révolutionnaires lucernois avaient choisi le 8 décembre,
jour consacré par les catholiques à la Vierge Marie, pour lancer leur attaque !
Lors d’un nouveau séjour obligé à Genève, entre Noël et le
jour de l’An, Axel Métaz eut tout loisir de constater que le rejet des jésuites
constituait bel et bien un argument auquel, ici comme ailleurs, le peuple
paraissait sensible. Le 29 décembre 1844, alors qu’il se préparait à
regagner Lausanne avec les Laviron et Alexandra pour le dîner rituel à
Beauregard, une « assemblée antijésuitique » fut organisée à l’hôtel
de ville. Il s’y rendit avec sa filleule, pour se faire une idée de l’influence
des meneurs radicaux et du comportement des Genevois. Malgré le froid vif et la
morsure de la bise noire qui soufflait depuis deux jours, plus de trois cents
personnes s’étaient rassemblées devant la maison commune, pour entendre M. James
Fazy proclamer, sans rire, que les jésuites étaient « des agents de l’étranger,
dont l’apparition dans un canton est toujours prélude à l’asservissement »
et qu’il fallait au plus vite « éloigner ces ennemis dangereux ». La
foule, galvanisée par le tribun, le nomma aussitôt par acclamation président d’une
Société de sûreté générale, dont on ne voyait pas l’utilité, la République n’étant
nullement menacée ! Réplique de la société fondée en 1830, la veille d’une
révolution, cette association pourrait, le moment venu, soutenir M. Fazy
et ses amis, dont tout Genève connaissait les ambitions.
— M. Fazy est très habile. En appelant les jésuites,
les Lucernois ont offert aux radicaux une arme d’autant plus efficace que le
peuple protestant ignore tout de ces religieux. Il est donc facile d’en faire
des auxiliaires de la réaction, des ennemis du progrès, des ultramontains, des
agents de l’étranger travaillant pour le compte des derniers monarques absolus
d’Europe, dit Axel.
— Et cela est d’autant plus aisé que les jésuites ont
le goût du secret et se comportent souvent comme des conspirateurs. Ainsi, il
est impossible de savoir d’où cette Compagnie, dont les membres font vœu de
pauvreté – et ils sont pauvres en effet –, tire ses ressources financières
et où sont placés les fonds qu’elle détient, dit Alexandra.
Comme ils regagnaient la rue des Granges, toute proche, tandis
que la foule des badauds s’écoulait, un blousier leur proposa une nouvelle
feuille, publiée chaque lundi à Genève, l’ Antijésuite.
Axel acheta le journal, se promettant de le montrer à sa
mère, déjà fort agacée par un récent feuilleton de la Gazette de Lausanne qui,
sous le titre les Catholiques et les Huguenots, n’était pas tendre pour
les
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