Romandie
Laviron, retrouvant calme et humour. Quand
Guillaume Henri Dufour, notre ingénieur cantonal, membre éminent du Grand
Conseil, un savant qui fut avec moi du premier Trois-Mars, entendit Fazy
déclarer l’Assemblée législative dissoute, il tenta de résister et cita, avec
un rien d’emphase patriotique, les paroles fameuses de Mirabeau au représentant
de Louis XVI, le 23 juin 1789 : « Nous sommes ici par la
volonté nationale et nous n’en sortirons que par la puissance des baïonnettes. »
Fazy, comédien-né, répliqua, ironique et prêt à tout : « Mais elles
sont là [190] ! »
et il fit entrer dans la salle les émeutiers, goguenards et armés jusqu’aux
dents ! J’ai le regret de dire qu’à leur tête on reconnut Rilliet de
Constant ! Un comble ! Mon pauvre Axel, la plupart de nos amis n’ont
dû leur salut qu’à quelques braves cabinotiers, effrayés par les menaces de
mort que proférait la racaille mêlée aux gens de Saint-Gervais.
Après un temps de réflexion, le banquier conclut, dubitatif :
— Maintenant, Fazy et les radicaux sont maîtres de
Genève. Les élections du 23 octobre leur ont donné la majorité au Grand
Conseil et au Conseil de ville et les treize anciens membres du Conseil d’État,
que les radicaux rendent responsables des affrontements sanglants, devront
payer conjointement plus de quarante mille francs d’amende. On dit que cet
argent servira à dédommager les propriétaires dont les immeubles et les biens
ont souffert de l’artillerie cantonale ou des incendies allumés par les
révoltés.
Alexandra s’indigna :
— Je suis allée à Saint-Gervais assister aux funérailles
pompeuses que l’on a faites à une trentaine d’émeutiers. Mais les cent
cinquante militaires tombés pour la défense de la ville n’ont pas connu autant
d’honneur. Et pourtant, des deux côtés il y a des veuves et des orphelins !
Ce sont les vraies et innocentes victimes de cette révolution.
M. Laviron, rassuré parce que les émeutiers avaient
respecté les biens et propriétés des gens de la ville haute – les braffieux [191] comme disaient
les blousiers – et ignoré les hôtels particuliers de la rue des Granges
qui passaient, à tort, pour somptueux refuges de l’aristocratie, se montra
moins pessimiste que sa femme, à qui l’arrivée des radicaux au pouvoir donnait
des frissons.
— Bah ! dit le banquier, avec un clin d’œil à sa
fille adoptive, ils feront des discours et nous ferons des affaires. Ils ont le
pouvoir de faire des lois et nous, la manière de faire l’argent ! Ce qui
vaut mieux. Depuis que le monde est monde, il en est ainsi et l’ambitieux M. James
Fazy, célibataire aimable et jouisseur, va pouvoir effacer ses dettes et fonder,
avec l’appui de M. Charles Laffitte, de Paris, cette banque genevoise dont
il rêve depuis un an. Le commerce y gagnera en fait de crédit et de facilités. Nous
savons déjà qu’il est très favorable aux chemins de fer, notamment à la ligne
Genève-Mâcon. Enfin, peut-être imposera-t-il la démolition des fortifications
qui nuisent au développement de la ville. Quand elles seront abattues, comme je
le souhaite, contre l’avis de la plupart de nos amis conservateurs à courte vue,
de beaux jours s’ouvriront pour le marché des terrains à bâtir, les sociétés
immobilières et les entreprises de construction. Rassurez-vous, Anaïs, nous n’avons
rien à perdre à l’arrivée des radicaux. Et, pour le reste, n’est-ce pas, nous
ne sommes pas obligés de les fréquenter !
— Péa a raison. Déjà, il va falloir remettre en état
tous les réverbères à gaz que les émeutiers ont arrachés. Je n’ai qu’un regret,
c’est que les canons de M. Trembley n’aient pas détruit les hideuses
masures de l’île qui, les pieds dans le Rhône, accrochées à la rive, tiennent
avec de vieilles planches, sont sales, branlantes, pleines de vermine. Elles
déshonorent la cité, dit Alexandra, toujours pratique.
Élise Métaz, qui avait écouté, en silence et avec émotion, le
récit de la récente révolution genevoise, intervint :
— Votre changement de régime politique va avoir une
conséquence non négligeable, monsieur Laviron. Les délégués genevois à la prochaine
Diète auront sans doute pour consigne de voter l’expulsion des jésuites et la
dissolution du Sonderbund. Du coup, même si Saint-Gall hésite encore, la
majorité basculera. Et, pour imposer la dissolution
Weitere Kostenlose Bücher