Romandie
gens de la haute ville – qu’ils traitent d’aristos, alors
que nous sommes le plus souvent des roturiers arrivés dans les affaires par
travail et vertu – qu’ils ne parvenaient pas à dissimuler derrière des
propos empreints de générosité et de justice pour le peuple naïf, dont ils se
sont peu souciés de répandre le sang pour arriver à leurs fins. Quand les gens
de Saint-Gervais s’emparèrent de la caserne de Chantepoulet et de la poudrière,
quand ils élevèrent des barricades sur les ponts de la Machine, de l’île, de
Bel-Air et des Bergues, quand ils firent de l’île Rousseau un bastion, il ne se
trouva personne à Saint-Gervais pour prêcher la modération et l’acceptation de
l’amnistie offerte par le gouvernement si les émeutiers rendaient les armes et
démantelaient les barricades.
Alexandra ajouta :
— Le gouvernement demanda aussi que Fazy quitte le pays.
Et ce fut une erreur. Car c’était lui donner une puissance démesurée, le
flatter, montrer qu’on avait peur de lui. Naturellement, ce matois, prenant un
air de martyr aux arènes, proposa à ses troupes de s’exiler pour éviter la
guerre civile. Vous pensez que mille bras le retinrent comme il l’escomptait. De
ce fait, à la déconvenue de plusieurs de ses amis, il devint le maître absolu
des émeutiers et le futur chef du gouvernement.
— Entre-temps, la milice, le bataillon de la ville, celui
de Chêne, les sapeurs du génie, les chasseurs à cheval, au moins trois mille hommes,
avaient été mis en branle. Les canons étaient pointés sur les barricades que
tenaient trois ou quatre cents excités, encouragés par des femmes en cheveux, des
braillardes, sœurs des tricoteuses de Versailles, levant le poing et criant
mort aux bourgeois, reprit le banquier.
— Jamais Genève n’avait connu ça ! Une de ces femmes
a même tiré un coup de pistolet sur le capitaine Maurice de Sellon, qui a été
blessé à la cuisse, s’indigna Anaïs Laviron.
Pierre-Antoine enchaîna :
— Quand, le mercredi 7 octobre, à trois heures de
l’après-midi, les canons de la Fusterie et de la rue de la Monnaie commencèrent
à tirer sur les barricades, on pensait que l’affaire serait résolue en un rien
de temps. Mais ceux de Saint-Gervais se firent tuer sans reculer. Et puis, voyez-vous,
Axel, les émeutiers trouvèrent d’étranges soutiens. On vit Rilliet de Constant
donner des conseils aux insurgés, des gens à qui rien ne manque trahir leur
classe pour participer à un comité révolutionnaire au côté du quincaillier
Bordier et du liquoriste Federer, deux banqueroutiers qui ne pensaient qu’à
payer leurs dettes. On vit un artiste, le peintre Hornung, brandir un fusil, un
fin poète, Albert Richard, se mêler à la plèbe. Un monde à l’envers, je vous
dis !
— D’ailleurs, sans l’appui opportuniste des rues basses,
la trahison de certains et la débandade de la troupe, les émeutiers ne l’auraient
pas emporté, ajouta M me Laviron.
— Le gouvernement aurait pu mater l’insurrection en
faisant canonner à outrance Saint-Gervais et la rive droite, mais sagement, il
s’en est abstenu. Il y aurait eu trop de victimes innocentes, dit Alexandra.
Laviron précisa :
— Tout se joua quand, devant la résistance des révoltés,
le colonel Charles Trembley, inspecteur des milices, promu chef des forces
gouvernementales, ordonna la retraite jusqu’au lendemain. Les miliciens et les
soldats, qui ramassaient leurs camarades tués ou blessés par les tireurs
embusqués des Bergues, de l’île et de la rue de Coutance, rentrèrent chez eux
ou mirent crosse en l’air. C’est alors que, renonçant à combattre la violence
anarchique par une violence organisée, le Grand Conseil démissionna. Aussitôt, Fazy
comprit qu’il devait pousser son avantage. On se réunit au Molard et à la Fusterie,
on lança des proclamations et les gens de Saint-Gervais montèrent à la maison
de ville où siégeait le Grand Conseil. Fazy qui en était membre, y entra sans
opposition et, aussitôt, déclara tous les élus, ses collègues, déchus de leur
mandat et les congédia comme des valets.
Tandis que le banquier suffoquait d’indignation, Alexandra, dont
le goût pour la démocratie avait été avivé par son séjour aux États-Unis, s’écria :
— Bel exemple de mépris du suffrage universel !
— Il faut que je vous raconte un épisode théâtral, dont
il est aujourd’hui permis de sourire, dit
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