Romandie
son professeur, reconnaissait
qu’elle n’avait plus rien à apprendre à son élève. Alexandra ne pourrait
perfectionner son jeu qu’en suivant l’enseignement de musiciens professionnels.
Axel se croyait donc autorisé à demander aux Laviron s’ils
accepteraient de se charger, moyennant finance, de l’entretien de sa filleule, de
surveiller ses études, de compléter son éducation mondaine. Afin de pallier le
surcroît de travail que la présence de la jeune fille pourrait entraîner pour
les domestiques de la rue des Granges, Zélia serait affectée au seul service d’Alexandra.
Deux semaines plus tard, Axel reçut une réponse enthousiaste
de Pierre-Antoine Laviron. Sa femme et lui accueillaient avec reconnaissance la
proposition d’Axel. Dans ce foyer sans enfants, Alexandra serait traitée comme
leur propre fille et Zélia admise sans réticence. « Nous comptons donner à
votre filleule la chambre et la salle d’études attenante, où vécut notre pauvre
Juliane. Ces pièces seront bien sûr rafraîchies et meublées de neuf. Quant à la
gentille et dévouée servante d’Alexandra, elle jouira d’une chambre au même
étage car nous croyons plus convenable, étant donné son origine étrangère, de
ne pas la loger avec nos domestiques. » Comme on pouvait s’y attendre de
la part d’un des banquiers les plus riches de Genève, M. Laviron refusait
tout dédommagement « pour l’entretien d’une pensionnaire qui apporterait
la lumière et la fraîcheur de la jeunesse dans un foyer depuis longtemps privé
de bonheur par un sort cruel et injuste ».
Restait à convaincre Alexandra du bien-fondé de cet exil. Avant
même d’informer l’intéressée et Élise de sa décision, Axel voulut s’entretenir
de la situation avec Louis Vuippens. Le médecin approuva sans hésitation l’éloignement
de l’orpheline.
— Depuis ton mariage, et surtout depuis la naissance de
ton fils, Alexandra a perdu sa spontanéité et son exubérance naturelles. Vois
sa mine. Chantenoz te dira que son travail scolaire s’en ressent. Cette petite
est malheureuse parce qu’elle t’aime trop. Elle refuse de partager avec d’autres
ton affection…
— Un caprice d’enfant ! dit Axel en haussant les
épaules.
— Un chagrin de femme, Axel, rectifia gravement
Vuippens.
— Voyons, Louis, Alexandra n’a que treize ans et demi !
— Écoute, Axel, je suis médecin et j’ai dû demander à Élise
d’expliquer à Alexandra la cause naturelle de certaine petite manifestation organique
qu’elle a connue pour la première fois il y a peu et qui l’avait affolée. Je
puis te dire que ta filleule vient de franchir le cap de la puberté. C’est une
femme, plus une enfant ! Et, qui plus est, c’est une femme jalouse.
Cette conversation troubla beaucoup Axel Métaz, qui décida
de brusquer les choses. Il avait promis à Chantenoz de l’accompagner à Genève
pour assister avec Pierre-Antoine Laviron à l’inauguration de la statue de
Jean-Jacques Rousseau, le 24 février. Il en profiterait pour conduire
Alexandra rue des Granges. Restait à affronter cette dernière. Il fut bien aise,
ayant annoncé ses intentions à sa filleule, de constater que celle-ci ne
montrait nulle réticence à quitter Vevey pour Genève, en compagnie de Zélia. Elle
parut, au contraire, satisfaite de ce changement de vie.
— Comme ça, quand tu viendras à Genève – car tu y
vas souvent, pour tes affaires – tu seras à moi toute seule ! s’exclama-t-elle
en sautant au cou de son parrain, plus ému qu’il ne pouvait le montrer.
6
Soixante-treize ans après avoir jeté dans les flammes Du
contrat social ou Principe du droit politique et l’ Émile, les Genevois,
faisant amende honorable, inaugurèrent en grande pompe, le 24 février 1835,
le monument dédié à Jean-Jacques Rousseau, dont les intellectuels libéraux
entendaient confirmer avec éclat la réhabilitation. Un penseur que la France
avait placé dans son Panthéon, près de Voltaire, et dont le père avait exercé
le noble métier d’horloger, devait être enfin honoré dans sa ville natale. Car,
se référant aux écrits de Rousseau, beaucoup de Genevois, même conservateurs, auraient
pu dire comme M. Rodolphe Töpffer, le fameux pédagogue, auteur de récits
illustrés, « je n’ai guère lu autre chose ni vécu avec quelqu’un d’autre ».
Pierre-Antoine Laviron, membre du comité de souscription, avait
obtenu, sur l’île aux
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