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Romandie

Romandie

Titel: Romandie Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Maurice Denuzière
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Barques, où trônait la statue sculptée par James Pradier,
les meilleures places pour ses invités. Les Fontsalte, les Chantenoz, les Métaz,
arrivés la veille de Vevey, trouvèrent la température de Genève plus fraîche
que celle du pays de Vaud. Les femmes, bien emmitouflées, craignaient que ne se
levât la bise noire, annoncée par un bacouni pendant la traversée. Le général
Claude Ribeyre de Béran s’était joint au cercle des Vaudois mais n’avait pu
décider Flora, son épouse, à l’accompagner.
    L’Italienne détestait Rousseau, voyait en lui un des
inspirateurs de la Révolution et des tueries de 1792, un père indigne. Non
content d’avoir engendré des enfants illégitimes, Rousseau ne les avait-il pas,
de surcroît, abandonnés ? M me  de Béran était donc
restée rue des Granges, en compagnie de M me Laviron qui partageait
ses sentiments. Les deux femmes regrettaient de n’avoir pu retenir Charlotte, Aride
et Élise qui, sans être des rousseauistes convaincues, avaient suivi leurs
maris pour le plaisir de la fête.
    — C’est bon, allez joindre vos vivats à ceux des
jeanjacquards et des radicaux ! avait clamé Flora.
    Quant à Alexandra, dont on achevait l’installation, elle eût
volontiers accompagné son parrain mais Flora fit admettre la nécessité de tenir
la fillette « loin de cette mascarade indigne d’un peuple intelligent ».
    Pour l’heure, les privilégiés frissonnaient en tapant du
pied, devant la statue voilée sur un socle provisoire. Le piédestal définif, en
granit de Mornex – « payé par le Trésor public », crut bon de
préciser M. Laviron –, ne serait pas achevé avant un an. En revanche,
le sculpteur James Pradier, très entouré, répétait à qui voulait l’entendre qu’une
première fonte de la statue, par Honoré Gonon, ayant été refusée, le bronze
avait été coulé une seconde fois, à Paris, par Crozatier. « J’aurais passé
cinq mille francs de dépenses de plus que ce qu’on me donne pour exécuter la
statue [59]  »,
disait l’artiste sans amertume, prêt à faire cadeau de son talent et de sa
peine. En attendant, Jean-Jacques Rousseau statufié n’était encore, sous un
soleil timide, qu’un fantôme drapé d’un suaire vert constellé d’étoiles d’or.
    — Voici votre Jean-Jacques sous les couleurs de la
religion naturelle qu’il prôna sans y croire, plaisanta Chantenoz.
    Le professeur avait reconnu la symbolique élémentaire de
ceux qui tenaient à faire de l’événement un geste politique, une allusion révolutionnaire,
un avertissement public donné au gouvernement conservateur du syndic Rigaud.
    Dès le matin, les salves de boîtes avaient annoncé la
cérémonie et les invités s’agglutinaient sur l’île aux Barques, décorée de
feuillages et de fleurs, qu’on avait eu bien du mal à se procurer en cette
saison. C’est en empruntant la passerelle, qui reliait depuis peu le pont des
Bergues à l’ancien pentagone irrégulier fortifié au XVI e siècle, que
les privilégiés accédaient à l’île, désormais dédiée à Rousseau. Le bon peuple
de Saint-Gervais et des rues basses, moins bien loti, s’était massé, dès le
matin, sur le nouveau quai des Bergues et le bastion de Chantepoulet transformé
en jardin. Tous les balcons et fenêtres donnant sur l’île étaient occupés par
des dames chapeautées. Sans se mêler au populaire, elles voulaient, en
caquetant, assister au spectacle.
    Le tardif hommage à Rousseau réjouissait les cabinotiers, héritiers
idéologiques du philosophe, scandalisait les calvinistes, les méthodistes et
les presbytériens, même le pasteur Malan, amusait les catholiques, qui voyaient
là une concession hypocrite au veau d’or car, banquiers, commerçants et hôteliers,
considérant la statue de l’étrange amant de M me  de Warens
comme une attraction locale, espéraient un afflux de clients et de touristes
admirateurs de l’écrivain !
    Axel reconnut, autour du sculpteur, plusieurs des
souscripteurs, des officiers de la milice, mais peu de membres du Conseil d’État.
    — Le gouvernement a tenu à garder ses distances, à
cause de la mainmise des radicaux sur cette cérémonie, reconnut sans plaisir
Pierre-Antoine.
    Vint le moment de dévoiler la statue. La musique et l’artillerie
ponctuèrent de flonflons et de détonations la dénudation du philosophe genevois
figé dans le bronze. Mille poitrines exhalèrent à l’unisson un ah !

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