Romandie
il
paraissait indifférent au superbe paysage de la Côte, nettoyée des neiges de l’hiver.
Sous un soleil d’avant-garde printanière, le vignoble offrait ses parchets de
terre brune hérissés de ceps noueux, bras émergeant de squelettes enfouis, tendus
vers la lumière et la vie, que les vignerons, déjà occupés à la taille, amputaient
avec circonspection. D’ordinaire, un tel spectacle eût inspiré des envolées
lyriques à Chantenoz mais il se contenta, à l’approche de son ancien élève, de
chausser ses lunettes en soupirant. Axel crut voir dans ce désintérêt une
séquelle nauséeuse des libations de leur dernière soirée genevoise. Le repas, au
restaurant Leucher, avait été copieusement arrosé.
— Auriez-vous le mal du lac ? demanda M. Métaz.
— Ce matin, je suis moindre, mon garçon, répliqua
Martin, usant d’une expression vaudoise.
— Diantre… moindre, Martin !
— Oui, je pense aux cruautés gratuites du destin. Je
pense à un orphelin de quatorze ans qui n’aura pas la chance d’Alexandra. Un
des élèves les plus doués que j’aie connus au collège de Genève, le petit Henri-Frédéric
Amiel. Il avait onze ans quand sa mère est morte de la tuberculose et j’ai
appris, hier, que son père, inconsolable, s’est jeté dans le Rhône [61] .N’est-ce
pas tragique pour ce garçon, dont les versions latines méritent les premiers
prix ?
— Certes, Martin, perdre si jeune sa mère et, ensuite, son
père et de telle manière, doit laisser un enfant dans le plus complet désarroi.
Mais j’imagine qu’il a été recueilli par des parents.
— Son oncle paternel et sa tante, qui ont déjà cinq
enfants, hébergent les trois orphelins. Mais Henri-Frédéric, que ses maîtres, avec
qui j’ai parlé hier, disent avide de tout connaître, pourra-t-il suivre des
études et devenir professeur comme il le souhaite ?
— Je crois savoir que vous n’étiez guère mieux loti, Martin.
Et cependant, vous voilà à l’apogée d’une belle carrière, titulaire d’une
chaire à l’Académie de Lausanne, observa Axel, affectueux.
— Certes, je fus orphelin de bonne heure, moi aussi, mais
j’eus la chance d’être entretenu dans de bons pensionnats par un oncle
célibataire, marchand d’antiques, que j’ai dû voir une douzaine de fois dans ma
vie ! Il m’eût laissé une belle fortune, gagnée en faisant commerce des
butins révolutionnaires, s’il ne l’avait dilapidée au jeu, avec des actrices, en
bals costumés et en banquets dont les menus gargantuesques figurent, paraît-il,
dans tous les ouvrages de gastronomie ! En fait, je me suis fait seul, Axel.
Considérant qu’il avait assez parlé de lui et suffisamment
sacrifié à la mélancolie, Martin Chantenoz quitta son banc et prit son ancien
élève par le bras.
— Allons voir, mon garçon, si nous pouvons trouver sur
ce bateau, qui pue la fumée et l’huile chaude, de quoi nous humecter la gorge, dit-il,
soudain ragaillardi.
Habitué à ces sautes d’humeur, Axel entraîna son mentor vers
le bar, dont la société du Winkelried vantait le confort et le choix
considérable de boissons. Les deux hommes y passèrent le reste du voyage !
Ce printemps-là, Axel Métaz procéda, à Vevey, à la mise à l’eau
de son bateau demi ponté, le premier, construit par le chantier Rudmeyer et
Métaz, qui ne fût pas destiné à la pêche ou au commerce, mais simplement au
plaisir de la navigation. La mode récente des voiliers ou petits vapeurs de
plaisance appelés yachts, importée à Genève par un Anglais, commençait à se
répandre, et certains riverains fortunés souhaitaient maintenant posséder un
bateau racé et rapide, pour la promenade ou leurs déplacements privés. Au pays
de Vaud, M. Métaz apparut tel un précurseur hardi et, aux yeux de certains,
un tantinet gaspilleur, toute dépense improductive étant considérée par les
paroissiens les plus rigoristes comme superflue, ostentatoire, inutile et, de
ce fait, assimilable au péché de prodigalité !
Si la construction et la décoration de son bateau blanc
avaient été aussi soignées, c’est parce que l’entrepreneur comptait bien faire
des envieux et, ainsi, susciter des commandes.
Le lancement donna lieu à une petite cérémonie. Axel tendit
à Élise une bouteille de vin de Belle-Ombre, suspendue à un long ruban azur et
or, couleurs de Vevey depuis 1603. M me Métaz, promue marraine, lança
fort adroitement le flacon
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