Romandie
franchement,
trouvant l’indignation de M me Métaz exagérée.
— La vie privée de l’artiste ne nous regarde pas, observa
M. Laviron, et je puis vous dire que les demoiselles à qui M. Liszt
accepte de donner des leçons appartiennent toutes à la meilleure société.
— La meilleure société n’est bonne qu’à fournir de l’argent
à un libertaire. Votre M. Liszt a composé une marche triomphale pour les
révolutionnaires de Lyon qui ont été condamnés il n’y a pas si longtemps. Pas
étonnant, après ça, que Fazy, carbonaro et franc-maçon, soit l’ami de cet homme,
dit Flora avec humeur.
— Pour les mélomanes, c’est d’abord un prodigieux
pianiste. Plus qu’un virtuose et compositeur inspiré, c’est l’incarnation du
génie musical, dit M me Laviron, sans tenir compte de l’intervention
de M me de Béran.
— Vous qui êtes pianiste, Élise, si vous aviez entendu,
au mois d’octobre, son premier concert chez la princesse Belgioso, auquel
assistaient Jérôme Bonaparte, l’ex-roi de Westphalie, et sa fille Mathilde, et
aussi Jean Charles Léonard Simonde de Sismondi, vous eussiez été conquise comme
nous le fûmes toutes, dit Aricie.
— Quand M. Liszt joue, il pétrit le clavier comme
s’il s’agissait d’une matière vivante, d’un corps dont il tire des sons divins.
C’est un spectacle étonnant. Il ne regarde même pas la partition. On a l’impression
qu’il cueille les notes dans l’air et qu’elles lui ressortent au bout des
doigts, ajouta Anaïs, enthousiaste.
— Toutes les femmes sont folles de lui ! On a même
vu une dame recueillir dans une fiole le thé que M. Liszt avait laissé au
fond de sa tasse ! dit Chantenoz, moqueur.
— Nous ne sommes pas de ces fétichistes ridicules, cher
ami. Aricie, moi et beaucoup d’autres, admirons le talent de l’artiste, c’est
tout, dit M me Laviron.
— Passe pour l’artiste, concéda Élise, impressionnée, mais
cette comtesse, qui a abandonné un mari et quatre ou cinq enfants ! Elle
se conduit comme une gourgandine !
— Ne soyez pas si dure. C’est une malheureuse, dévorée
d’amour pour son amant, commenta Anaïs. La comtesse est belle et intelligente
mais c’est un être qui, sous des dehors assurés, est fragile comme une enfant. Je
l’ai connue en 32, quand elle séjournait à Genève avec son mari, M. Charles
d’Agoult. Il advint qu’elle tomba soudain malade de l’esprit et c’est le
docteur Jean-Charles Coindet [75] une de nos connaissances, qui l’a soignée. On pouvait alors craindre le pire
car on compte, paraît-il, des suicides dans sa famille. On m’a rapporté qu’un
jour, pendant sa maladie, alors qu’elle marchait au bord du Léman avec son mari,
elle a dit, tout à trac, montrant le lac : « Et si je me jetais là ! »
M. d’Agoult, qui ne doit pas être un tendre, lui aurait répondu en la
retenant : « N’en faites rien, on dirait que c’est moi qui vous ai
poussée. »
— Et elle a eu le front d’abandonner un mari aussi prévenant,
persifla Vuippens.
L’arrivée d’Alexandra, qui avait fait le voyage de Genève
avec les Laviron et Zélia, fit opportunément évoluer la conversation.
— Alors, raconte-nous comment se passent les leçons de M. Liszt,
demanda Axel en prenant la main de sa filleule.
— Il est très sévère. Il ne veut pas qu’on remue les
épaules et les bras. Il est très exigeant sur l’arpège et sait, sans même regarder
nos mains, avec quel doigt on a frappé la note. Il a déjà renvoyé des filles
qui déchiffraient mal, ou se contorsionnaient trop. Il dit que s’il a proposé d’enseigner
au conservatoire c’est seulement pour perfectionner les élèves de la classe
supérieure les plus douées. Jusqu’à maintenant, il ne m’a pas disputée. Il a
écrit sur le registre de classe la même chose que pour Amélie Calarne :
« Travail assidu et très soigné. » Mais, pour Amélie, il a ajouté :
« Jolis doigts », acheva Alexandra, confuse.
— Mais tu as de très jolis doigts, toi aussi, et tu
devrais nous montrer ce que tu sais en faire. Mets-toi au piano, dit Axel en l’embrassant.
— Je peux jouer une pièce, que M. Liszt a composée
il y a peu et dont il nous a régalées. Une amie qui, pour sûr, est amoureuse de
lui – elle ramasse tous les bouts de cigare qu’il laisse sur le piano –
a copié cette partition en cachette. C’est un morceau difficile mais je vais
essayer.
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