Romandie
l’arbalétrier d’Altdorf comme le défenseur mythique de nos libertés,
dit Vuippens, venant au secours de son ami, dont il avait vu s’assombrir l’œil
clair.
Cette réflexion lui valut un haussement d’épaules de Flora.
M me de Béran refusait que l’on mît en
doute l’existence de Tell, ce que faisaient de plus en plus souvent les esprits
forts.
— Nous devons aussi reconnaître que Tell fit meilleur
usage de la pomme que notre père Adam qui, pour notre malheur, la croqua !
plaisanta Chantenoz.
Pendant que le groupe contournait le rond-point gazonné, orné,
sur le pourtour, des écussons des vingt-deux cantons, Axel se laissa distancer.
L’ambiance de fête, si particulière, d’un tirage lui rappelait avec
mélancolie celle du premier tir fédéral organisé à Aarau, en 1824. Ce jour-là l’imprévisible
Adriana, longtemps perdue de vue, était apparue pour lui remettre à point nommé
la coupe offerte par la duchesse de Saint-Leu, prix conquis de haute lutte sur
les tireurs grisons !
Comme chaque fois qu’un site, une phrase, un objet, lui
rappelait la Tsigane disparue, Axel ne pouvait se défendre d’une soudaine
émotion, qui lui nouait la gorge et ternissait son plaisir du moment. Dès lors,
surtout depuis son mariage avec Élise, il s’isolait, s’enfermait dans le
silence, comme s’il eût été honteux d’évoquer, même dans le secret de sa
mémoire, en présence de sa femme, les heures voluptueuses et coupables vécues
avec sa demi-sœur.
Blaise de Fontsalte se retourna, puis abandonna le groupe
pour attendre son fils. Comme par un phénomène de transmission de pensée, quand
Axel le rejoignit, il évoqua, lui aussi, les journées d’Aarau :
— Quel chemin parcouru depuis ce temps ! Je ne
puis oublier comment vous aviez, avec tact, organisé en secret la grande
réconciliation extra-familiale… et je pense aussi à notre Adriana, surgie en
pleine fête et, comme d’habitude, sous un déguisement inattendu ! J’ignorais
alors que jamais je ne reverrais cette enfant perdue et retrouvée.
Axel se tut et Blaise comprit le sens de son silence.
— À quoi bon remuer ces tristes souvenirs. Si de l’endroit,
très incertain, où se trouve aujourd’hui l’âme d’Adriana, il est possible de
voir ce qui se passe en Europe, elle doit être assez fière. Peu à peu
triomphent les idées pour lesquelles elle usa et perdit sa vie, dit le général.
Ayant rejoint le groupe, ils se turent l’un et l’autre. Leur
souvenir d’Adriana restait impartageable.
En apercevant le château de Beaulieu, construit par le
colonel Berset, vers 1765, après des années passées au service de la Hollande, Martin
Chantenoz retrouva son ton professoral.
— Berset avait vu un peu grand et ne put achever les
travaux. C’est le pasteur Mingard, un des auteurs de l’ Encyclopédie d’Yverdon,
qui racheta la bâtisse et en fit ce que nous voyons. C’était un homme de goût, puisqu’il
fit suspendre dans son salon des tapisseries reproduisant des tableaux de
Watteau. Quand la fille unique de Mingard épousa mon collègue Moïse Monod, professeur
de grec et de morale, le château figurait dans la corbeille de noces.
— De quoi vous décider au mariage ! commenta
Vuippens, célibataire obstiné.
— Savez-vous que l’abbé Raynal, les Necker et leur
fille, M me de Staël, habitèrent ce château. C’est même là
qu’est morte, en 1794, Suzanne Curchod, la mère de Germaine, ajouta Martin.
— Et j’y ai rendu visite, il y a quelques années, au
maréchal Victor, duc de Bellune, ancien capitaine général de la Louisiane. Il s’était
réfugié ici à la chute de l'Empire, avant de se mettre au service des Bourbons
et de voter la mort de Ney. Maintenant, il sert les Orléans, compléta Blaise de
Fontsalte.
— On peut surtout lui reprocher d’avoir accepté de présider
la commission chargée par Louis XVIII d’examiner le cas des officiers, ses
anciens camarades de combat, restés fidèles à l’empereur à son retour de l’île
d’Elbe, précisa Ribeyre.
— Cette vilenie lui valut le ministère de la Guerre, conclut
Blaise en soupirant.
Axel donna une tape amicale sur l’épaule de son père.
— L’opportunisme est une attitude politique assez
courante, non ? dit-il avec un sourire.
Tout en bavardant, les visiteurs arrivèrent, au milieu des
badauds, devant la maison du maître de tir, haute estrade abritée dans un pavillon
à arcades,
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