Romandie
avancer la révolution
universelle ! Il s’agissait d’obtenir des représentants des cantons, réunis
à l’occasion de la fête, qu’ils élisent, sur-le-champ, une assemblée
législative populaire et conçoivent une révision catégorique du Pacte fédéral. Henri
Druey, à qui l’on reprochait cette collusion compromettante avec les
révolutionnaires étrangers, avait prudemment éludé cette proposition.
Son discours d’ouverture ne laissa cependant aucun doute sur
ses sentiments. Après avoir rappelé, avec juste raison, qu’un tir fédéral est
aussi un événement politique, il ajouta : « Les citoyens sont donc
appelés à y traiter des grands intérêts de la Suisse notre patrie ; tout
ce qui peut maintenir, fortifier, exalter l’indépendance de la Confédération
au-dehors, l’union et la liberté à l’intérieur, appartient de plein droit à
cette fête. Sans doute que, dans une société où se trouvent des hommes d’opinions
diverses, on saura éviter ce qui peut irriter les esprits, troubler l’harmonie ;
on se souviendra que, si l’on est divisé d’opinion sur quelques points, on est
unanime pour vouloir l’indépendance, l’honneur, l’union, la force, la liberté
de la patrie ; on ne perdra pas de vue que l’on est confédérés, frères, Suisses.
Mais la fête manquerait son but, elle ne serait pas nationale, ni patriotique, si
la parole n’était pas entièrement libre, si elle était enchaînée ; elle
cesserait d’être républicaine, si l’on n’émettait pas son opinion avec la plus
entière franchise. »
— Discours très habile dans le fond, bien que médiocre
dans l’expression. Druey n’est pas un tribun éloquent mais, sous couvert du
couplet patriotique, il invite ses amis radicaux à délivrer leur message, à critiquer
sans crainte les institutions qu’il veut changer, commenta Ribeyre de Béran.
— M. Druey est un habile manieur de mots, d’autant
plus sonores qu’ils sont creux, observa Flora, amère.
— Il me paraît assez inquiétant, en effet, dit
Chantenoz. Ne nous y trompons pas : c’est un être sincère mais froid comme
une lame et…
— Et vaniteux comme un paon, coupa Charlotte.
— Il paraît en effet assuré, tel un messie, de détenir
la formule politique capable de faire le bonheur des citoyens suisses, ajouta Blaise.
— Je ne confie à personne, sauf à Martin, le soin de
faire mon bonheur, dit Aricie, en posant sur son mari un regard énamouré qui
fit sourire.
— Peut-être souffre-t-il de ce que nous appelons
maintenant inhibition, dit Vuippens.
— C’est-à-dire, docteur ? interrogea Charlotte.
— Eh bien, il se pourrait que Druey reprochât aux
aristocrates, aux gens riches et, même, à ceux qui ont acquis une position
sociale élevée et de la fortune par leur travail, sa basse extraction et les
maux que lui infligèrent un père cabaretier, ivrogne et brutal, une mère mièvre,
faible et inculte, des frères et des sœurs incapables d’apprécier ses
aspirations d’adolescent doué. Cette aigreur irrépressible dicte peut-être un
engagement politique vengeur, donc révolutionnaire, précisa le médecin.
Axel, qui jusque-là s’était tu, intervint :
— Il ne devrait pas en être ainsi, Louis, car Druey, grâce,
il est vrai, au pasteur Piguet, s’est instruit avec application et
intelligemment, alors que le climat familial de l’auberge de Faoug, village
arriéré, perdu entre Fribourg et Vaud, ne devait pas encourager une vocation
intellectuelle. Non, je ne comprends pas cette détestation qu’inspirent encore
aristocrates et libéraux à un homme qui connaît, par ses seuls mérites, une
telle réussite, conclut Axel.
— En fait, Druey n’envie pas ce que les aristocrates
peuvent posséder. Il vit de peu. Ce qu’il envie, c’est ce qu’ils sont ! L’instruction
est une chose, l’éducation une autre, dit Vuippens.
— Il n’est pas nécessaire de connaître les bonnes
manières ni de savoir se servir d’un couvert à poisson pour réussir en
politique, dit Ribeyre en riant.
Presque chaque jour Axel, Blaise, Claude et Martin, parfois
avec leurs épouses, se rendirent sur le champ de tir. Ils suivirent les
prestations des tireurs et de quelques champions reconnus et assistèrent, lors
de la deuxième journée, à l’échange traditionnel des coupes entre délégations
cantonales. Le quatrième jour, ils acclamèrent, à leur arrivée, les
Neuchâtelois, qui
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