Romandie
avaient vainement tenté, en 1831, de se débarrasser de la
tutelle prussienne, sous laquelle les maintenaient des conservateurs plus
royalistes que le roi de Prusse.
Conviés au banquet fédéral, ils ne manquèrent pas de s’y
rendre, car c’est au cours de ce repas que devaient être portés les toasts les
plus marquants. Ils ne furent pas déçus et les aristocrates, que les radicaux
nommaient ristous, trouvèrent de quoi alimenter leur fureur contre celui qui, d’après
eux, ne rêvait que de les pendre aux lanternes comme à Paris, en 1792 !
Prenant la parole pour porter le toast de la Confédération, lors
du banquet offert à la délégation de Genève, dont la musique occupait l’estrade,
Henri Druey, après avoir constaté les dissensions religieuses « en Argovie,
dans le Jura bernois et ailleurs », enchaîna :
À quoi attribuer ces traits déplorables de désunion si ce n’est
à l’ignorance, à l’intolérance et à l’imperfection des institutions ? Il n’y
a pas moins de division dans les affaires fédérales, et c’est encore l’ignorance
des vrais intérêts de la patrie, l’intolérance politique qui ne veut la liberté
que pour soi, et les vices des institutions de la Confédération, où les
gouvernements cantonaux exercent des pouvoirs qui appartiennent aux représentants
du peuple suisse, qui en sont la cause. »
— Il enfonce le clou pour une réforme de la
Constitution. N’oublions pas que les élections au Grand Conseil sont dans
quelques semaines, observa Vuippens à mi-voix.
— Chut, écoute ! souffla Axel, intéressé.
Druey poursuivait : « La vraie union ne s’obtiendra
qu’en dissipant l’ignorance par la vérité, fille de la lumière, qu’en détruisant
l’égoïsme et l’intolérance par l’amour les uns des autres, qu’en réalisant la
vérité et cet amour par une réforme qui fasse disparaître les abus des
institutions de la patrie. C’est dans cet esprit que je vous invite à boire à
la Confédération. » L’orateur fut très applaudi.
— « Voilà justement ce qui fait que votre fille
est muette [80] »,
cita Martin Chantenoz, se moquant en levant son verre du diagnostic et du
remède proposés par le politicien.
Axel intervint vivement :
— Je n’ai aucune sympathie pour les démagogues et je
reste sceptique quant à leur capacité à remédier aux maux qu’ils définissent, mais
il leur arrive de les bien définir. Ainsi, on ne peut nier que tous les
citoyens suisses ne jouissent pas, dans tous les cantons, des mêmes libertés ;
qu’on ne peut pas, partout, publier ce que l’on pense, ni même se réunir pour
exprimer des doléances ; que dans certains cantons la censure de la presse
existe ; que les citoyens astreints au service militaire n’ont pas tous le
droit de vote, du fait d’un cens électoral dépassé et de règles d’éligibilité
contestables. Quand Druey dit qu’il n’y a pas de liberté d’esprit sans
instruction, Martin, il a raison, conclut Axel.
— C’est Blaise qui t’a inculqué ces principes libertaires ?
Si c’est lui, tu as eu tort de changer de père, mon garçon, grinça Flora.
Au lieu de scandaliser, le cri de M me Ribeyre
de Béran déchaîna l’hilarité générale. Les intéressés eux-mêmes ne s’offusquèrent
pas d’une telle semonce.
— Sache, marraine, que ces principes me viennent d’abord
de mon maître, Martin Chantenoz, et que Blaise n’a fait que les illustrer
glorieusement. La source et la garantie de toutes les libertés, c’est la
liberté de l’esprit. Elle doit être partout reconnue et bonnes seront les lois
qui la protégeront.
— Peut-on compter sur les radicaux pour atteindre ce
but démocratique ? Là est la question, dit Martin.
La discussion fut interrompue par la déclamation de couplets
patriotiques, distillés avec émotion par un gaillard en qui Chantenoz crut
reconnaître un radical genevois, nommé Prévost.
Ô Suisse, tout
est grand dans ton antique histoire !
Tout m’y
parle de foi, de courage et d’amour.
Chaque nom,
chaque ville est un titre de gloire ;
Sempach, Morat,
Grandson eurent chacun leur jour.
C’est en ces
lieux que nos dignes ancêtres
Jurèrent d’être
forts, et libres, et pieux,
Excepté Dieu,
de n’avoir point de maître !
Nous le
voulons aussi, nous le jurons comme eux.
Ce soir-là, Axel eut à Rive-Reine une assez longue
discussion avec Élise, qui, comme chaque fois qu’on
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