Romandie
parlait politique, ne
pouvait s’empêcher d’y mêler des considérations religieuses. Fille de pasteur, elle
tenait ferme pour l’Église nationale et s’efforçait à une tolérance distante et
polie vis-à-vis des catholiques. Elle finit par dire, sans élever le ton mais
en exagérant la lenteur de son débit, pour bien montrer que ses propos se
voulaient simplement objectifs, comme un constat, auquel un esprit sage et
serein ne pouvait manquer de souscrire :
— Je conçois que le discours de Druey vous paraisse en
partie acceptable. Il plaît aux catholiques par sa tonalité laïque… Je vois là,
mon ami, une influence inavouée de votre mère.
— Un bulletin de vote n’a pas de religion, Élise. Ce n’est
ni un billet de confession ni un bulletin d’assiduité au temple, répondit-il, un
peu excédé.
Le lendemain, dernière journée du tir fédéral, consacrée à
la remise des prix, les Fontsalte et leurs amis se retrouvèrent à Beauregard et
se rendirent en voiture à Beaulieu. Le premier prix à la cible fédérale, le
plus prisé, échut à un Vaudois de Moudon, M. Tschumy. Les carabiniers
veveysans reçurent deux prix : Vincent Rossier, à la cible tournante, et
Emmanuel Stoll, à la cible fixe. Ce n’était pas la gloire mais on ne rentrait pas
bredouille et ces prix, comme tous les autres, furent copieusement arrosés !
Le soleil de juillet avait lui sans faiblesse pendant toute la durée du tir. La
fête était réussie et le bal qui la clôturerait sous les girandoles promettait
d’être des plus joyeux.
Personne ne pensait plus à réclamer la révision du Pacte
fédéral ! Avant le commencement de la danse, les Fontsalte et leurs amis
reprirent, à pied, le chemin de Beauregard où les attendait le souper.
Sur l’avenue, des voitures dépassaient les piétons et
ceux-ci devaient parfois se serrer sur le bas-côté pour livrer passage à un
char ou à une berline. Élise, alourdie par sa grossesse, trottinait au bras d’Axel
quand survint, à contre-courant, un cabriolet de laque noire, tiré par un
cheval jais et conduit par un cocher hiératique, aussi noir que sa voiture. Le
couple dut escalader le talus pour dégager le chemin.
— Ceux-là ignorent que le tir est terminé et les prix
distribués… mais peut-être ne viennent-ils que pour danser, observa Élise en s’épongeant
le front.
Comme Axel demeurait silencieux et figé, la jeune femme
secoua le bras de son mari.
— Ne croyez-vous pas ? dit-elle.
— Pardon… que dois-je croire ? fit-il, émergeant
de sa rêverie.
— Que ces gens ne viennent que pour danser, dit-elle
avec un peu d’impatience en désignant de la pointe de son ombrelle le cabriolet
qui s’éloignait.
— Ah oui… eh bien… peut-être aiment-ils le bal
champêtre, en effet, répondit-il sans conviction.
Élise mit sur le compte de la fatigue le désintérêt d’Axel. Son
mari détestait la foule et les manifestations populaires. S’il ne s’était pas
cru tenu de venir encourager les carabiniers veveysans, il n’aurait pas accepté
de consacrer une semaine au tir fédéral.
Mais la raison de la soudaine absence d’Axel était tout
autre, inavouable, et tenait du cauchemar éveillé.
Quand le cabriolet noir était passé devant lui, il avait eu
le temps d’apercevoir – ou avait-il cru apercevoir, se demandait-il déjà –,
derrière la vitre de la portière, une femme au visage à demi voilé de noir, à
la façon des musulmanes, et dont le regard avait, une fraction de seconde, croisé
le sien. Or, ce regard, à peine entrevu, était vairon !
« J’ai tellement pensé à Adriana, ces jours-ci, se
dit-il, que mon esprit me joue des tours. Je ne vais pas commencer à voir des
fantômes ! Je suis stupide ! »
S’il eût été seul sur ce chemin, au milieu de la foule qui
refluait vers la ville, nul doute qu’il eût couru derrière le cabriolet, le
cœur battant, pour exorciser sur-le-champ cette vision morbide. Mais la main d’Élise
pesait sur son bras, Chantenoz et Vuippens pressaient le pas en déclarant qu’ils
rêvaient d’un verre de dézaley bien frais, pour se dépoussiérer la gorge, Flora
et Aricie, bras dessus bras dessous, cheminaient en traînant un peu la jambe, Charlotte,
entre Claude et Blaise, se disait lasse et affamée. Axel Métaz ne pouvait que
suivre ce groupe chaleureux et fidèle, sa famille.
Quelques jours plus tard, alors que la vie vaudoise avait
repris son cours
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