Sachso
la Wehrmacht. Évidemment, selon l’appartenance des gardiens, l’ambiance est notablement différente. Pierre Romagon en fait l’expérience lorsqu’il est amené au bureau du commandant par l’adjudant S. S. Weber, qui l’accuse de sabotage. Il perd sa place d’interprète à la kolonne 2, va coucher au Bunker et reçoit à trois reprises cinquante coups de gummi sur les fesses. Par contre, rien n’arrive à Émile Blondel, à l’essai des Panzerfaust, quand Hoffmann, un vieux militaire père de neuf enfants, s’aperçoit qu’il donne un coup de pierre en carborundum sur des percuteurs… après le contrôle. « Allemagne finie… Kaputt !… » lui dit-il simplement et il remet à Émile Blondel une bande d’aluminium pour qu’il fasse une plaque d’identité à chacun des membres de sa nombreuse famille, en prévision du cataclysme final.
Malgré les surveillants civils, malgré les S. S. ou le soldat en poste à chaque chaîne de fabrication, un grand nombre de grenades sont rendues inutilisables, car les bizarreries des affectations des détenus facilitent les sabotages, les « loupés ». Ainsi Gaston Bernard, désigné à Sachsenhausen pour faire partie d’un groupe de soixante-dix Schlösser (mécaniciens ou ajusteurs) envoyés à Klinker, ne connaît-il rien de la mécanique ou de l’ajustage. Mais lui qui n’a jamais touché à un tour est mis d’office sur une machine semi-automatique…
Par caisses entières, les grenades refusées retournent à la Giesserei, la fonderie, préfiguration de l’enfer ou du crématoire. Guy Chataigné est dans cette kolonne Fonderie, particulièrement inhumaine, où tout est sacrifié à la production : « Des équipes entières ont déjà péri dans la construction de ce Temple ; l’holocauste s’y poursuit maintenant de la plus effroyable façon, au milieu de la fonte en fusion, des cendres ardentes, des imprécations sauvages, dans un air suffocant et un vacarme épuisant… Que de mains moites lâchent prise sous le poids de l’horrible poche rougeoyante d’une fonte meurtrière ! Chaque jour, des détenus déclarés inaptes et triés à coups de botte sont à jamais éliminés pour ne pas pouvoir, le ventre vide et les jambes flageolantes, soutenir l’effort qu’on exige d’eux ; chaque jour de nouvelles recrues aussi faméliques et aussi effarées par ce spectacle dantesque sont acheminées vers la fonderie et promises elle aussi à une inexorable élimination…
« Cependant, il en est qui acceptent l’inégal combat, qui s’efforcent de résister à la schlague qui vole chaque fois qu’éclatent des barrissements voulant être des ordres ; à l’atroce chaleur des fours que nous approchons à moitié nus ; à la bise glaciale qui fouette nos carcasses dès que nous nous déplaçons vers le vaste porche ouvert sur le ciel gris de Brandebourg… »
Même si la fabrication des briques ne fonctionne plus qu’à un rythme réduit, les souffrances des détenus de la kolonne Briqueterie n’en sont pas pour autant diminuées. Les arêtes coupantes des briques jaunâtres arrachent la peau des mains perpétuellement en sang de Raymond Jamain, de Jean Pucheu, d’Édouard Vandoorne et de tant d’autres ! Même avant d’être cuites, elles font mal. Marcel Couradeau, placé à l’entrée des fours, le sait bien : « Nous recevons les briques sortant de la presse. Elles arrivent à notre gauche, sur un tapis roulant, vite, vite… Nous les saisissons et les empilons à droite vite, vite, sur un wagonnet qui est ensuite roulé vers le four, pour la cuisson. Un simple geste, dira-t-on ? Mais ce qui pourrait être seulement un travail rude devient, du fait de la cadence très rapide, un véritable martyre, et cela dure six heures, six longues heures, trois cent soixante minutes ! Comptez : une brique toutes les dix secondes, sans un arrêt, sans un temps de pause, cela fait plus de deux mille briques !
« Au bout d’une heure, vos bras et vos épaules s’ankylosent ; vos mains se déchirent, éclatent ; le sang coule et ces plaies continuellement en contact avec la terre s’enveniment…
« Derrière vous, le Vorarbeiter vigilant, attentif, vous surveille. Sa face grimace comme celle d’un démon. Il hurle sans arrêt. Deux mille briques, c’est lourd, lourd ! Pour un ventre vide, pour un sac d’os ! Vous sortez de là exténué, vidé, sanglant, le corps et le visage couverts d’une poussière blanche,
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