Sachso
cause son avitaminose. Elle est incarcérée depuis 1939 sous l’inculpation, me dit-elle une fois sans commentaire, d’ « espionnage pour la France ». Ruth se débrouille pour fournir une ration de soupe normale, midi et soir, à deux Françaises du block franco-polonais. Le tour de rôle est établi et contrôlé par celle qui est venue me trouver. Il faut agir avec la plus grande prudence. En effet, les surveillantes S. S. ne sont pas seules à nous mener la vie dure. Des détenues à leur solde sont plus dangereuses encore. On dit à leur sujet qu’elles ont réussi, on ne sait comment, à troquer leur triangle vert de « droit commun » contre un rouge de politiques. La plus cruelle, la terreur du camp, au ricanement démoniaque qui lui découvre des canines pointues, effrayantes, s’appelle Maria et vient d’Auschwitz. Elle espionne sans arrêt et tombe à bras raccourcis sur toute détenue qui oppose la moindre résistance à ses injonctions. Un jour, elle fait subir un bain forcé à une Russe et la frotte à la brosse de chiendent jusqu’au sang…
« Les dimanches sont interminables et nous souffrons encore plus de voir passer, à horaires réguliers, trains et autorails sur la voie ferrée qui longe le camp au sud. Leurs occupants sont des gens libres… Libres, libres ! Il faut être privé de liberté pour connaître exactement la résonance de ce mot merveilleux : c’est notre cas. Chaque minute représente une heure et chaque heure une journée, plus : une éternité ! Le dimanche matin, quand je le peux, je rejoins les Lorraines pour chanter la messe avec elles… »
Avec la fraîcheur de ses vingt et un ans, Denise – que l’on surnomme « le Rossignol » – chante encore certains soirs dans la chambrée en compagnie de Rosa Sawarowski, quand les surveillantes sont parties : « Pour détendre l’atmosphère, après une journée de froid, de faim ou de désespoir, Rosel se met à chanter du Mozart : « mit Rosen »… Je m’associe souvent à ce chant limpide, aérien, en un duo bienfaisant, calmant autant pour les exécutantes que pour leurs compagnes… Elles viennent, jeunes et moins jeunes, de chambrées bien éloignées de la nôtre, s’asseoir dans le couloir près de notre porte ouverte. Elles écoutent religieusement, puis s’en vont dormir à pas de loup…
« Personne ne trouble Mozart. Cela nous est un réconfort et comme un acte de foi en la suprématie de l’esprit, de la pureté, et de la beauté… »
La dure réalité ne met toutefois pas longtemps à se réaffirmer. La nuit de Noël 1944 en témoigne pour Esther Brun-Kennedy. Elle est d’abord tout heureuse d’être invitée avec les autres Françaises du block autour de l’arbre de Noël de papier fabriqué par des jeunes filles russes, yougoslaves, polonaises : « Soudain, en pleine nuit, les surveillantes S. S. font irruption dans les baraques. Elles sont saoules, hurlent, frappent avec frénésie. Blanche, de Tours, a ses lunettes cassées. M me Roye, des Eyzies, est poussée à coups de pied sous son châlit… Puis, les Aufseherinnen s’en vont aussi vite qu’elles sont venues, riant comme des hystériques du mal qu’elles ont fait… »
Après quelques semaines de travail avec Rosa Sawarowski au bureau du camp Auer, Denise Manquillet devient Schreiberin (secrétaire) dans une équipe chargée de trier des montagnes de vêtements.
Matin et soir, le groupe de Denise Manquillet parcourt quatre kilomètres pour se rendre à son travail et passe devant le camp de Sachsenhausen, le grand camp des hommes : « C’est dans ces parages que, dès février 1945, nous percevons de plus en plus forte, au fil des jours et souvent intensifiée par le brouillard, l’odeur de la chair humaine qui brûle dans les crématoires. Elle nous poursuit, obsédante, et nous noue la gorge au point que nous avons du mal à avaler notre maigre pitance. Période déprimante entre toutes. Notre tour ne va-t-il pas arriver, lui aussi ? Demain peut-être ne serons-nous plus qu’une fumée, qu’une odeur ?
« Les crématoires ne suffisent-ils plus à leur râle macabre ? Un jour, près de l’embranchement de la route droite qui longe le camp de Sachsenhausen et du chemin qui conduit à notre baraquement de travail, nous voyons décharger des dizaines de cadavres squelettiques. Ils sont jetés dans une grande fosse fraîchement creusée… »
« La baraque remplie de vêtements que nous
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