Sachso
pour moi ; il n’a, me dit-il, ni la viande, ni le lait, ni les œufs qui me seraient indispensables. Même pas une double ration de sa tambouille…
« Une fois cependant j’obtiens la Diät (diète). C’est, au lieu de l’ordinaire, une demi-gamelle de “semoule” et une ration réduite de pain blanc… »
Cette rarissime soupe blanche, la Diät, n’a pas de prix pour certains. Pour d’autres, qui préfèrent la quantité à la qualité, elle sert de monnaie d’échange et permet d’obtenir davantage de soupe ordinaire. Quand l’estomac se crispe, se serre, il faut le remplir. Pasdeloup, pour sa sortie du Revier , reçoit trois litres de soupe qu’il engloutit sur-le-champ. Il salue l’événement comme un miracle : « Je ne me souviens pas avoir jamais autant mangé. Mon estomac lesté de ses trois litres de soupe me dit qu’aujourd’hui je n’ai pas faim : je dois être heureux. » C’est pourquoi, des chefs de block aux malades, tout le monde se dispute avec âpreté la soupe et les rations des morts dont les décès officiels ne sont communiqués que le plus tard possible à l’administration.
Quand l’estomac crie trop famine, les conversations tentent de le calmer. Au Revier III, De Harven couche à côté d’Édouard Bailay, conseiller municipal Communiste de Brie-Comte-Robert, en Seine-et-Marne : « Rien ne s’oppose à ce qu’il me fasse un cours complet sur les fromages de sa région. Le Meaux et le Coulommiers sont les plus crémeux, tandis que le raffiné de Melun est le plus ferme. Voilà les protéines qu’il me faut ! Bailay est de ces caractères tout d’une pièce ; il défend la supériorité de la viande chevaline avec la même vigueur que le dogme soviétique. Ses petits yeux bigles et perçants font rentrer le contradicteur sous terre.
« “Après la guerre, tu n’auras qu’à venir chez moi. Le petit Bailay, tout le monde le connaît à Brie-Comte-Robert. Et je t’en ferai préparer, moi, un bon bifteck de cheval, avec des pommes frites, légères et croquantes !” Ah, si je pouvais y aller tout de suite à Brie-Comte-Robert ! Bailay, au demeurant, est le meilleur fils du monde et je me vois très bien à sa table. »
Quelquefois, pour les malades affamés, le miracle prend la forme d’un colis et des vivres partagés, y compris pour De Harven à une autre époque : « J’ai maintenant comme voisin de lit un Périgourdin, René Laborderie, atteint de cette maladie de la barbe si répandue au camp. Le poil noir, abondant, est envahi de boutons qui secrètent une perpétuelle suppuration. Les pansements de papier, imbibés d’un liquide prétendument efficace, ou se défont tout seuls, ou bien sont une telle gêne pour mon jeune voisin qu’il les arrache, à bout de patience. La vue de ce visage tuméfié et volcanique est d’abord repoussante. Mais René Laborderie est un bon petit gars de l’âge de mes fils… Aussi je suis tourné toute la journée vers lui, préférant sa face sanguinolente à celle de l’Allemand, à ma droite, un vieux grincheux plein de haine envers l’étranger…
« De petites joies me sont dispensées par Laborderie. Petites ? Elles sont immenses et, sur l’instant, m’accaparent à un point que je n’ose m’avouer. Mon Périgourdin reçoit un colis. Chaque fois qu’il l’ouvre, il en retire deux parts, dont une pour moi ! Un soir, il prépare sur un poêle de l’infirmerie un mélange de pommes de terre, de fayots et de singe et, encore une fois, c’est pour nous deux… Et puis il y a Jean Thomas, un Tourangeau, qui lui aussi me fait de petits présents comestibles par-dessus la tête hargneuse de mon voisin allemand… »
À l’instar de la nourriture et de l’hygiène, les thérapeutiques sont défaillantes ou primitives à l’exemple des bandes de papier qui sont l’unique matière à pansement et des pommades de diverses couleurs qui « soignent » tout. Les quelques médicaments remis aux médecins sont en quantité insuffisante et contraignent ces derniers à sélectionner malgré eux. Que de débats de conscience difficiles et douloureux meurtrissent au Revier V le docteur Ernst Neumann et ses infirmiers, parmi lesquels Jacques Placet à la mi-1943 : « Après chaque livraison de médicaments, le docteur Neumann nous réunit pour décider de la répartition. Il n’y en a pas assez pour tout le monde, un éparpillement n’aiderait personne. Il faut donc déterminer ceux qui
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