Sachso
grabataire. Un jour, les yeux fixés dans cette direction, Bernard Méry sursaute : « Un spectre en chemise sort soudain du Revier, poursuivi par deux infirmiers. Hurlant, l’air hagard, il court les bras tendus vers le ciel où ronronnent des avions. Il crie : “ Paket ! Paket !” (colis). Les infirmiers bondissent sur le malheureux qui se débat, les mord et réussit à leur échapper. Après une folle poursuite, ils le rattrapent, le maîtrisent. Le pauvre ne se défend plus, épuisé. Il est traîné par les pieds vers le Revier, les bras toujours tendus vers le ciel… »
Mais pour Bernard Méry vient un autre jour où le Revier représente le salut : « Je suis de nouveau à bout. Un peu de répit à l’infirmerie pourrait me sauver. Seulement il n’est pas facile aux punis de la Strafe d’y entrer, il faut des raisons graves. Un Alsacien qui marche avec moi m’indique un truc qu’il pratique sur ma jambe. Il me transperce un morceau de chair avec une aiguille dont le fil a trempé dans des déjections. Il en noue les deux extrémités et me recommande de garder cette boucle pendant deux jours, le temps que l’infection se développe. Pour que le stratagème ne soit pas découvert si je tombe durant la marche il me frotte un talon au papier de verre. La fièvre me gagne dès le lendemain et je titube en marchant. Jakob me fait déchausser, il voit mon pied en sang et ne va pas chercher plus loin. Ça va, si je peux dire : la marche continue. Le soir, la fièvre tambourine à mes tempes, j’enlève le fil. Au matin, couvert de sueur, la jambe gonflée, je suis conduit au Revier.
« Deux infirmiers m’examinent et m’interrogent en appuyant sur la plaie qui suppure par les deux trous : “Qui t’a fait ça ?” Je réponds “Personne !” et reçois deux claques. Ils insistent : “Dis-le nous, nous ne te dénoncerons pas, mais il y en a trop à qui l’on coupe la jambe ou qui meurent pour ça !” J’ai tendance à les croire mais je persiste à ne rien dire. Ma seule chance est de jouer l’ignorant. Sur la table d’opération, un médecin en blouse blanche me questionne encore : “Qui t’a fait cette piqûre ?” Je nie toujours ; avouer, ce serait la corde ! L’anesthésie, qu’un autre docteur s’empresse de m’appliquer, coupe court à mes dénégations. Quand je me réveille, j’ai un pansement énorme en papier de la cheville au haut de la cuisse. Je suis heureux, c’est la preuve que j’ai toujours ma jambe… Finalement, malgré d’autres mésaventures au Revier, je m’en sors avec l’aide du docteur Coudert et de Luntz. Remis sur pied, je suis à nouveau bon pour la Strafe. Mais, grâce à l’organisation de la solidarité, aux liens noués avec les médecins français du Revier, nous n’aurons plus à nous mutiler pour échapper de temps en temps à la marche.
« Au block 13 aussi nous nous organisons mieux, en particulier à table. Nous n’avons pas de gamelles personnelles. Elles nous sont distribuées avec la soupe par le chef de table qui est toujours un Allemand. Selon la nationalité annoncée : “ Deutsche… Polen… Franzosen ”… etc., la louche est plongée au fond du bouteillon ou reste à la surface. De plus, il n’est pas rare que dans la transmission de main en main jusqu’à l’autre bout de la table, des gamelles soient un peu dégarnies au profit de celles qui sont déjà servies. C’est pourquoi notre groupe de Français, qui s’est notamment renforcé de Roland Rondeau, lequel a tenté de s’enfuir de Falkensee, réussit à s’incruster à l’extrémité d’une table où commence le service et veille à ce que chacun ait sa ration.
« Un dimanche, nous croyons avoir un repas de roi pour une visite d’autorités S. S. Depuis une heure nous sommes debout autour des tables, rasés, lavés, récurés comme le block l’a été dès 4 h 30 du matin. Enfin, les deux guetteurs placés derrière une vitre par le chef de block l’avertissent de l’arrivée des visiteurs. Garde-à-vous, silence de mort. D’un regard inquisiteur, l’officier supérieur S. S., entouré de subalternes, scrute les cent détenus. Un bouton mal cousu, un regard mal jugé et c’est la certitude des vingt-cinq coups sur les fesses et d’une séance de sport. Avant de repartir, l’officier tapote de sa cravache les bouteillons qui attendent. Il demande au chef de block ce que nous mangeons aujourd’hui. Nous salivons en entendant la
Weitere Kostenlose Bücher