Sachso
docteurs de service ce soir-là, il y a Marcel Leboucher :
« On nous les donne figés dans des attitudes étranges, les membres ne peuvent se mouvoir, les bras restent tendus quand on essaye de plier les coudes, les jambes demeurent recroquevillées quand on veut les allonger, les paupières ne ferment plus, seuls les yeux, qui paraissent énormes dans des orbites que la maigreur rend plus profondes, vont encore lentement, si lentement, se poser çà et là.
« Nous nous dépensons auprès de ces malheureux : massages, injections intraveineuses, même intra-cardiaques, nous voulons tout tenter… Nous sommes assez heureux pour en ranimer quelques-uns. Leur peau devient marbrée, ils vivent au ralenti. Nous nous demandons, et nous nous le demanderons plus encore le lendemain soir, si nous n’aurions pas dû les laisser dans leur engourdissement au lieu de chercher à les réveiller.
« Derrière moi on a assis sur un banc un enfant de quatorze ans qui soutient à bras-le-corps un grand garçon dont la tête se renverse complètement en arrière. Il m’a entendu parler, il ne me quitte pas des yeux jusqu’au moment où nos regards se rencontrent. “Monsieur le docteur, me dit-il, faites quelque chose pour mon camarade, il est bien mal.”
« Le grand garçon est mort, on le transporte en dehors de la salle. Je contemple l’enfant… Il a quatorze ans, peut-être lui en donnerait-on dix à peine. Il a ses cheveux noirs mal tondus, une pauvre petite figure dont les traits sont immobiles, contractés par le froid qu’il vient de subir…
« Et voilà que ce gosse déclare : “Moi, je suis Français. J’habitais Paris… le XVIII°… vous connaissez, docteur ?”
« Oui, je connais, mais j’ai peur de pleurer en lui répondant. Pourtant, je ne veux pas le laisser à d’autres :
— “Qu’as-tu, mon petit ?” – “Pas grand-chose. Un S. S. a tiré dans le wagon où j’étais, sa balle de mitraillette m’a atteint au bout du pied, mais j’ai déjà reçu un pansement, voyez…”
« J’enlève la bande de papier teintée de sang, la plaie est en effet insignifiante. Malgré la défense qui nous en a été faite, j’emploie une bande de gaze et j’exagère le pansement. On remplit un billet d’admission pour le Revier III et je porte l’enfant dans mes bras jusqu’à son lit…
« Dans le courant de la matinée suivante, je suis très surpris de voir soudain le petit assis près de moi. Il a fait toilette et on lui a trouvé un costume, à sa taille, qui n’est pas ridicule. – “Comment, te voilà Serge ?” – “Oui, je repars en transport. Je regrette bien. Les infirmiers de la salle 4 ont compris que j’étais votre ami. Ils ont été très gentils pour moi.”
« Je rassure l’enfant et je me retire dans ma salle de consultation en réfléchissant à ce que je pourrais faire. Mon confrère qui s’occupe des soins du nez et des oreilles me fait alors regarder par la fenêtre. Il y a devant nous un long camion à grosses roues caoutchoutées auquel sont attelés douze détenus parmi lesquels je reconnais Mikaïl, mon premier opéré. Le petit Serge est déjà accroupi dans un coin de la plate-forme, tandis qu’on continue à charger près de lui les juifs hongrois que nous avions reçus la veille en si piteux état. À la façon d’un bébé, les doigts aux lèvres, le pauvre gosse m’adresse un baiser.
« Je vais sortir pour lui dire quelques mots, mais trois S. S. font une garde impénétrable autour de la voiture. Leur chef me repousse. Un de mes co-détenus allemands me fait remarquer qu’il s’agit de juifs, que le mieux est de ne pas m’intéresser à eux. La voiture disparaît, traînée par les détenus.
« Le soir de ce lundi, je rencontre Mikaïl : – “Où as-tu conduit mon petit ami, ce matin ? Est-ce à la gare d’Oranienburg ?” – “Grand malheur, me répondit-il, petit Français… crématorium.”
« Les bandits en uniforme avaient sacrifié mon petit Serge, âgé seulement de quatorze ans, parce qu’il était né juif… Il se nommait Serge B.
« J’essayai de savoir comment on avait libellé sa fiche de décès, mais il n’y en eut jamais… »
LIBÉRATIONS ET ÉVASIONS
Il n’est pas de règle générale qui aille sans exception. Ainsi la sinistre formule qui accueille les entrants à Sachsenhausen : « On ne sort d’ici que par la cheminée du crématoire », n’est pas valable à cent pour
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