Sachso
raison de la capote de Norvégien dont j’avais hérité au camp. De la sacoche de son vélo, il tire un œuf dur et un morceau de pain, que j’accepte. Puis il me tend un cigare, que je refuse.
« Des avions rugissent dans le ciel. Je veux sortir pour voir. Il me fait signe de rester et me dit : “ Krieg nicht gut ” (Ce n’est pas bon, la guerre). J’approuve. Il me montre sa jambe blessée, enveloppée de pansements : “ Russland !” Au bout d’une heure il repart, et moi je rejoins la grand-route où il n’y a plus que des cohortes de civils fuyant en voitures à chevaux. Je m’accroche à l’une d’elles, mais je suis obligé de la lâcher au bout d’une centaine de mètres : elle va trop vite ; pieds nus, je ne peux la suivre. Dans le premier village, je m’écarte du flot de l’exode. Je me débarbouille à un ruisseau et me rince la bouche, car tout à l’heure je n’avais rien à boire avec l’œuf dur et le pain du soldat. Il y a là une scierie dont le patron est resté seul. Lui aussi me donne du pain, y ajoute un cruchon de lait, puis me conduit, à ma demande, vers des prisonniers de guerre français dans le voisinage. Ils comprennent tout de suite que je suis un déporté et m’indiquent qu’à cinq cents mètres il y a des camions de la Croix-Rouge pour recueillir les malades. J’y vais. Un médecin me soigne les pieds, me fait remettre un colis de trois kilos, que je garde sans l’ouvrir, car je n’ai plus faim. Et les camions se mettent en route…
« Dans le mien, nous ne sommes que deux Français avec des Hollandais, d’autres déportés, des femmes. La nuit tombée, des hurlements que je connais bien se mêlent au bruit des branches qui raclent le toit du camion. Ce sont les vociférations des S. S. Nous avons rattrapé une colonne de Sachsenhausen et les camions s’arrêtent. Tout le monde descend, sauf moi. Je dis à l’autre Français : “Je parie qu’ils vont nous remettre dans la colonne… Moi, je reste… Les camions suisses sont neutres… Ils ne peuvent pas nous prendre dedans…” Une sentinelle s’approche, m’éclaire avec sa lampe-torche, me crie “ Raus !” (Dehors !) mais je m’obstine, recroquevillé sous une banquette ; le S. S. abandonne.
« Au cours de la nuit, deux Hollandais remontent dans le camion pour y dormir. Quand le jour se lève, je constate que ceux qui étaient descendus sont toujours là. Ils n’ont pas été mêlés à la colonne. Dans une allée, autour des feux allumés, ils boivent le café de la Croix-Rouge…
« Nous sommes repartis depuis déjà quelque temps quand un incident éclate dans le camion. Le médecin, qui avait laissé son sac à l’intérieur au cours de la nuit, s’aperçoit que son pain lui a été volé. Nous n’avons été que trois à dormir dans le camion : les deux Hollandais et moi. On veut nous faire descendre tous les trois pour nous fouiller. Je refuse : “Je n’ai pas volé le pain, je ne descends pas !…” Protestations dans le camion toujours immobilisé. Finalement, je dois descendre avec les deux Hollandais et les camions repartent, nous laissant là.
« Il nous faut continuer à pied. Les Hollandais se disputent. L’un vient me dire que c’est l’autre qui a volé le pain du docteur. À notre tour, nous le laissons seul, à l’arrière. Une colonne militaire allemande a dû être bombardée récemment, le matériel détruit jonche les accotements. Un soldat demeure solitaire au milieu de ce désastre. Le Hollandais l’interpelle en allemand. Il nous donne un morceau de pain, que nous partageons en deux, en continuant notre route jusqu’à un village. Sur la place, beaucoup de déportés ; je me sépare de mes deux Hollandais, qui sont à nouveau ensemble, et fais équipe avec deux Français et un Belge.
« Au milieu de la nuit passée sur la paille d’une grange, le 2 ou le 3 mai, la canonnade fait rage. Nous sommes pris entre le feu des Russes et des Allemands. Enfin le jour survient et les premiers sortis reviennent en courant et en criant tout joyeux : “ Ruski ! Ruski !” C’est bien vrai. Les voilà et leurs troupes vont se succéder toute la journée, pendant que nous occupons le village, où des maisons sont éventrées et pillées.
« Pour notre part, nous nous installons dans une ferme, mais il nous faut la quitter peu après, car les Russes y installent un P. C. Toutefois, nous ne partons qu’après avoir fait cuire deux poules
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