Sachso
devant des magasins aux vitrines achalandées de produits postiches. Je remarque une tête de porc en celluloïd exposée à l’étal d’une charcuterie… »
Dans les sous-sols du block 6 s’entassent les nouveaux esclaves d’Heinkel. René Meyer veille à n’être pas séparé de son camarade André Sester, tout comme Louis Chaput ne lâche pas ceux de son groupe, arrêtés avec lui : Alfred Rey, Rossenthal, Lesieur, Gauthier, Domart, Chauvin, Jubault… Tout le monde s’interroge anxieusement sur l’avenir, ressent la nécessité de se serrer les coudes. René Meyer est conscient de la gravité de l’heure : « C’est à partir de ce moment-là que le vrai sens de notre pénible histoire s’impose. D’autant plus que l’on commence par nous annoncer une nouvelle quarantaine. Il paraît que des cas de typhus sont découverts…
« Effectivement, pendant quelques jours, nous sommes maintenus dans les sous-sols. Beaucoup craignent que cette terrible maladie, de surcroît contagieuse, n’incite les S. S. à nous supprimer… »
L’alerte passe aussi vite qu’elle s’est déclenchée. Et vite, vite, des centaines et des centaines d’hommes sont encore une fois interrogés sur leur métier, triés et affectés aux divers halls de fabrication et aux blocks qui s’y rapportent. Cette fois, des groupes de camarades se disloquent mais d’autres liens naissent dans chaque atelier, pour mieux s’entraider.
Si des travailleurs de la métallurgie retrouvent leur spécialité ou une tâche avoisinante, beaucoup d’autres, doués par ailleurs de qualités remarquables (universitaires, cultivateurs, tailleurs, etc.) doivent affronter une besogne qui leur est étrangère. Les Allemands ont certes pensé à cette main-d’œuvre non qualifiée. À de nombreux stades de la fabrication du He-177, le travail se fait à l’aide de gabarits où les pièces à assembler s’emboîtent comme un jeu de construction. Mais les perceuses, les pistolets à river qui tressautent au bout de leurs tuyaux d’air comprimé, sont souvent des outils capricieux entre des doigts inexperts. Il suffit de la moindre maladresse observée, du plus petit incident enregistré pour attiser la fureur des S. S. et de la double hiérarchie du hall : celle des civils allemands, du Hallenleiter (chef du hall) aux Meister (contremaîtres) et celle des détenus, du Hallenvorarbeiter aux Vorarbeiter et aux Vormänner, qui commandent les Kolonnen (équipes). Plus d’un Français apprend ainsi sous les coups que, pour faire semblant de travailler ou pour saboter intelligemment, il est nécessaire d’avoir assimilé un minimum technique et pratique, et que le plus dangereux est souvent de ne rien faire.
Au hall 4, Paulino Torio s’adapte mal à un travail qu’il ne connaît pas : « Parce que je ne veux pas être renvoyé dans un autre kommando et que je veux rester avec mon frère, aussi à Heinkel, je lutte, je souffre pendant près de trois mois durant lesquels je suis toujours à la traîne, malgré l’aide de mes compagnons. Cela me vaut de nombreuses et fâcheuses histoires. Enfin je parviens à me débrouiller tant bien que mal…
« Un jour, je termine même mon travail avant l’heure. En attendant le rassemblement pour l’appel, je m’assois sur ma caisse à outils. Manque de chance, le Hallenleiter survient et m’interpelle dans sa langue : “Que fais-tu là ?” Je lui réponds en français que je ne comprends pas… Il appelle un Vorarbeiter qui m’administre une volée d’une violence inouïe. J’ai les yeux au beurre noir et la tête toute boursouflée.
« Aussitôt l’appel terminé, je me précipite au block de mon frère. Il est déjà à table avec Sallenave, Etchessahar, Soroskas, Désirat… Quand ils me voient dans cet état, ils m’interrogent et pensent à une réapparition de l’érésipèle qui m’a récemment défiguré. Drôle d’érésipèle que celui-là ! »
Au hall 5, Jules Dupont est condamné à plusieurs reprises au Strafarbeit : « Cela veut dire que, sous prétexte de ne pas avoir assez produit dans la journée, nous restons au travail jusqu’au lendemain midi sans recevoir de nourriture et en étant copieusement frappés. À tel point qu’un jour, de retour au block, mes camarades Naime, infirmier de métier, Barré, Talliot, doivent me soigner, me faire faire des mouvements respiratoires… Et pour comble de malchance je suis deux fois mordu à cette époque par
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