Sang Royal
balançant dans le vent, puis me gratifia du même rictus que tout à l’heure.
« Qui vous a empoisonné ? lui murmurai-je.
— Le roi Henri », répondit-il avec un petit gloussement.
Je poussai un soupir. « Faites-le monter dans le chariot. Il va attraper la fièvre à rester en plein air. » Soudain très pâle, il était seulement à moitié conscient lorsque les soldats le soulevèrent et le déposèrent délicatement au fond du chariot, où l’on avait pensé à placer quelques coussins. Ça sentait la pomme à l’intérieur, odeur ménagère incongrue dans l’atmosphère sinistre de notre tâche. Les soldats recouvrirent le prisonnier et nous partîmes. L’escorte militaire donnait à penser qu’on escortait jusqu’à l’abbaye des objets de grande valeur. Je regardais la foule de passants fouettés par la pluie : s’ils savaient que Broderick gît au fond du chariot, combien d’entre eux, me demandais-je, se précipiteraient pour le délivrer ?
16.
JE MARCHAIS AVEC BARAK LE LONG DE FOSSGATE, l’une des principales rues de la ville, au milieu d’une foule qui se rendait à la répétition publique du spectacle musical qu’on devait donner le lendemain soir devant le roi. Le vent et la pluie avaient cessé à la tombée de la nuit, mais la rue était boueuse, jonchée de feuilles et de brindilles, et la lune faisait luire les seuils des maisons et les vitrines mouillés. Une foule joyeuse, plus joyeuse que celles que j’avais vues à York jusque-là, se dirigeait vers le palais de la corporation des marchands aventuriers.
J’avais décidé d’accompagner Barak à la répétition plutôt que rester à me morfondre dans la résidence, avec de noires pensées et les commentaires injurieux des clercs pour seule compagnie. Barak portait son plus beau pourpoint vert, surmonté d’un joli col de chemise orné de dentelles. Nous avions tous les deux les joues lisses, libérées de presque une semaine de barbe – les barbiers attachés au cortège étant arrivés cet après-midi-là à Sainte-Marie. Une massive opération de rasage avait eu lieu afin que tous les hommes aient le meilleur aspect possible pour accueillir le souverain. J’avais revêtu ma plus belle robe mais coiffé mon vieux bonnet. J’avais eu toutes les peines du monde à faire tenir la plume sur le nouveau et préférais ne plus le porter avant l’arrivée du roi, le lendemain. Cette pensée me donna une soudaine crampe à l’estomac.
Nous passâmes devant la cathédrale, dont l’intérieur était vivement éclairé, les immenses vitraux aux éclatantes et lumineuses couleurs se détachant contre le ciel sombre.
« Regarde ! lançai-je à Barak.
— Oui. Tout est fin prêt pour l’arrivée du roi », répondit-il en jetant un coup d’œil aux vitraux.
Au moment où je relevais ma robe, deux apprentis traversèrent une flaque d’eau en courant et nous éclaboussèrent en poussant de grands cris.
Barak eut un sourire narquois. « Hier soir, j’ai entendu dire dans les tavernes que les dernières instructions concernant le nettoyage des ordures causent de graves problèmes. Il est désormais interdit de jeter quoi que ce soit dans la rivière, afin qu’elle dégage une bonne odeur pour le roi. Autrement dit, ceux qui ne possèdent pas de fosse d’aisances doivent tout garder dans leur arrière-cour, laquelle va dégager une pestilence sordide, alors qu’au même moment on leur demande de décorer les façades de leur maison.
— Le mécontentement règne, par conséquent. »
Il opina du chef. « La plupart des Yorkais sont absolument contre la visite du roi.
— Tu as donc su éviter les ennuis hier soir.
— Oui. J’ai suivi un groupe de charpentiers. La majorité d’entre eux venaient de Londres mais il y avait également des Yorkais. Comme ils sont bien payés, eux sont tout à fait contents de la venue de Sa Majesté. On a évité les tavernes où on n’aime pas les Sudistes… J’ai vu quelque chose d’intéressant, cependant, ajouta-t-il en se tournant vers moi.
— Quoi donc ?
— On traversait un quartier miséreux de la ville et, alors qu’on passait devant des tripots, à éviter, selon les charpentiers, qui croyez-vous que j’aie vu entrer dans une masure minable située dans une ruelle ?
— Je donne ma langue au chat.
— Messire Craike. Quoiqu’il ait porté une cape noire et une toque, le clair de lune m’a permis de reconnaître son gros visage. Il avait
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