Sarah
fit
progresser la colonne encore plus lentement que d’habitude. Tous attendaient le
retour de Loth et de ses compagnons. Tous craignaient de voir poindre à
l’horizon, au détour d’une colline, d’une dune ou d’un bosquet de palmiers, les
soldats de Pharaon.
Enfin, un après-midi, à l’heure où le
soleil semblait fondre de l’argent sur la mer et où chacun cherchait de
l’ombre, ils furent là.
Après les rires et les embrassades, ils
racontèrent qu’à moins de quatre journées de marche, après avoir franchi les
dunes et les falaises de la côte, on découvrait l’Égypte.
— Rien n’est plus vert. Pas même
Canaan avant la famine. Et immense. Où que tu regardes, tu ne vois que
richesse.
— Les soldats de Pharaon ?
demanda Abram avec impatience.
— Nous n’en avons vu aucun !
s’exclama Loth. Pas de soldats ! Du petit et du gros bétail. Des routes,
des maisons de brique, des villages, des entrepôts, oui, mais pas de soldats.
— Qu’ont dit les gens en vous
voyant ? demanda quelqu’un.
— Rien, s’amusa Loth. Ou rien que l’on
ait compris. Ils ne parlent pas notre langue. Pas plus qu’ils n’ont un poil sur
la joue. Oui, tous les hommes ont le menton aussi lisse que celui d’une femme.
Et leur caractère semble aussi doux et paisible que leurs joues sont glabres.
Plusieurs fois, en signe de bienvenue, on nous a abreuvés de bière d’orge. La
plus douce que j’aie jamais bue. J’en ai retenu le goût et le nom : bouza !
Il y eut des rires.
— Alors, ce que les pêcheurs racontent
est faux ?
— Pour ce que nous en avons pu
constater, affirmèrent les compagnons de Loth, la terre de Pharaon est la plus
paisible, la plus accueillante qu’il soit. Je n’ai pas vu d’homme qui ait l’air
d’un esclave, ni de puissant un fouet à la main, comme on le raconte.
La joie et l’espoir ne parvenaient
cependant pas à repousser tout à fait l’inquiétude. Pouvait-on vraiment
s’installer sur la terre de Pharaon ainsi, sans rien demander et sans rien
craindre ?
Les palabres et les avis s’échangèrent dans
un brouhaha et une excitation qui ne diminuèrent qu’avec le crépuscule et la
nécessité de soigner les bêtes. Durant tout ce temps, Abram demeura à l’écart,
pensif. En fin de journée, il se retira pour faire ses offrandes à Yhwh. À la
nuit noire, il rejoignit Saraï qui disposait un repas pour Loth, lavé et vêtu
de propre.
Il s’assit à côté d’eux, dans le peu de
lumière que dispensaient les lampes. Saraï lui tendit le pain. Il le saisit
mais, dans un geste inhabituel, retint sa main pour lui baiser les doigts.
Saraï et Loth l’observèrent avec plus d’attention, devinant qu’il avait pris sa
décision. Il rompit le pain en trois parts avant de parler.
— Je crois que les pêcheurs ont dit la
vérité. Les soldats de Pharaon viendront à nous. Je n’en doute pas.
Loth ouvrit la bouche pour protester. Abram
leva la main et le fit taire.
— Tu ne les as pas vus, Loth, mais
ceux qui t’ont vu, sur la terre de Pharaon, avertiront les soldats. C’est ainsi
que cela se passe.
— Comment le sais-tu ? demanda
Saraï.
— À Salem, les marchands qui venaient
de chez Pharaon racontaient tous la même histoire. Leur caravane s’avançait
sans encombre sur les terres d’Égypte. Un jour, deux jours de marche sans que
nul les questionne, leur demande : Que faites-vous là, où allez-vous, que
contiennent vos sacs et vos paniers ? Puis, soudain, les soldats de
Pharaon étaient là, devant eux.
— Pourquoi m’avoir laissé partir, si
tu savais tout cela ? s’insurgea Loth, furieux.
— Parce que tu le désirais. Tout le
monde le désirait. Avec raison. Maintenant, parmi les nôtres, chacun sait que
la terre de Pharaon est aussi opulente qu’on le raconte. Cela nous donnera le
courage d’affronter la peur des soldats. Et moi, je sais que les marchands de
Salem disaient vrai.
Abram sourit, amusé. Saraï aussi sourit. La
ruse d’Abram ne lui déplaisait pas.
— Ils viendront et appliqueront les
ordres de Pharaon, reprit Abram, les yeux fixés sur Saraï. Ils examineront nos
troupeaux, s’assureront si nous sommes riches ou pauvres. Et ils verront la
beauté de mon épouse. S’ils ne la connaissent déjà. Ils se tourneront vers moi
et me demanderont : Est-ce ta femme ? Je répondrai : Oui, c’est
Saraï, mon épouse. Alors, ils nous massacreront pour emporter Saraï dans le
palais de Pharaon.
Weitere Kostenlose Bücher