Septentrion
tellement besoin de cette imposture les unes et les autres ? Oui, Nora, mon doux cœur, je vous aime. Au change. Au pair. Pour mille. Dix mille. Pour vingt. Pour cent. Une fortune. Un pactole. Ou moins que ça. Une note d’hôtel en retard. Des cigarettes. Un lit. Un toit. Deux jours tranquilles et pouvoir penser à ce que je vais mettre dans cette saloperie de bouquin qui me chatouille l’âme. Arrondissez la somme et mon cœur se dilatera d’amour.
Qu’une pouffiasse de votre calibre qui n’entreprendra jamais rien qui vaille puisse avoir tout ce fric et probablement encore des tas d’autres en banque me fout dans une rogne épouvantable. Moi qui me crève du matin au soir pour ne toucher en fin de mois que le quart à peine de ce qui est entassé là sur la table. Moi qui n’ose penser à ce qui m’adviendra si du jour au lendemain, pour écrire ce que je veux écrire, je balance la sécurité mensuelle de l’emploi fixe. Moisissant la moitié du jour dans une usine et le reste du temps dans une chambre sordide, taches sur le mur badigeonné uniformément en gris sombre, loupiote de misère au plafond, si haletante que j’ai de la peine à pouvoir lire, fenêtre déglinguée, s’ouvrant sur une palissade de plusieurs mètres de haut qui empêche l’air et la lumière de pénétrer dans la pièce, carpette élimée, poisseuse, couleur de vomi vinasseux, voilà où j’ai habité jusqu’à présent, et si j’ai une chambre plus salubre depuis quelques mois, je ne le dois qu’à la générosité d’amis qui finissaient par me prendre en pitié. Mais le monde que je côtoie n’a pas changé. Des types qui me ressemblent, toujours à rêvasser sur une idée fixe, comme moi je pense à écrire pour me sortir de la fosse. Croyant dur comme fer à leur étoile qui oublie de s’allumer. Au miracle qui ne se décide pas. En se levant, ils sont repris par la nausée de la veille. Le décor leur dégringole dessus du haut des cintres où Dieu en cotte bleue s’évertue à manœuvrer la machinerie, encore qu’il ait compris depuis longtemps que tout va de travers et que c’est de la folie de vouloir se lancer dans les réparations. Ils passent la main dans les quelques cheveux qui leur restent. Grattent une croûte sur le sommet du crâne. Les pellicules neigent. L’existence se recouvre d’une nappe de pellicules sèches. On se demande en se réveillant pourquoi la vieille civilisation ne s’est pas écroulée sur elle-même pendant qu’on roupillait. Par quelle anomalie ce qui vous entoure réussit à tenir debout, la table claudicante, le matelas creux, la cuvette ébréchée de l’évier, l’armoire à glace passée au tamis par les vers de bois, ceci, cela, le banal bataclan ainsi que son propre squelette avec ce qui reste de viande vivante par-dessus .
Retour à la vie. Un jour poussant l’autre. Ils enfilent le pantalon, déçus que ce ne soit pas encore leur tour de chance aujourd’hui. Certains ayant en plus accompli cet exploit de se marier, non contents de végéter seuls sans doute. Branle-bas à l’étage lorsqu’ils entreprennent de déménager pour une chambre à deux personnes, la veille du mariage qui coïncide nécessairement avec une fin de mois pour ne rien perdre de la location précédente payée d’avance.
Et les autres merdeux de leur espèce de se proposer séance tenante. Un coup de main, c’est si normal.
Animés, tous. Piqués aux nerfs. Heureux de l’événement qui se prépare. Un mariage, ça les retourne. Vague notion de fête. L’émotion à la gorge. L’imagerie des magazines leur remonte à flots. Plein la mémoire. Ça les chahute. Ils croient rêver. Un nirvâna. Cette richesse déballée. En couleurs. Sous leurs yeux. Les lustres en feu du grand salon. La réception. Toutes les vieilles tiges. Sur le coup de minuit, quadrille des pucelles. La valse lente. Hymens princiers. Les falbalas. Fleur d’oranger. Tout virginal. Comme si ça les concernait, eux, les naves ! Se souviennent plus que le mariage pour eux, ça n’est jamais que la calamité multipliée par deux. La capote qui fuit. Les scènes. Les gnons. Le réchauffe. La trouille du gosse qu’on ne voudrait pas. Et le temps roule là-dessus. Saccageur. Cette connasse insipide, si moche, si toc, qu’on retrouve dans le pieu un beau matin, les nichons vides, le ventre gras, des vermisseaux de rides un peu partout, qui pue du bec, a vite vieilli, ne ressemble plus à rien de ce qu’on avait
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