Septentrion
même plus capable de réfléchir. Assis ici sur une des marches. Sur leur tapis. Les mains pendantes entre les jambes.
Il est dit que cette journée n’en finira pas – me répète cela comme une malédiction pendant que Livonnier m’entraîne jusqu’au plus proche bistrot encore ouvert. M’a trouvé sur son palier en rentrant. Somnolent.
La tête encore emmêlassée de sommeil, j’ai surtout été frappé de la façon dont ils étaient vêtus, lui et sa femme. Luxe tranquille des vêtements. Très belle, sa femme. De ces femmes scintillantes. Un air de distinction. Nuance hautaine. Trop belles pour comprendre ce qui ne les atteint pas. Elle m’examinait. Éberluée. Un peu choquée. Entre le sourire et l’indignation. Dans son manteau du soir moiré. La poitrine décolletée. Nue. Un bijou, un seul bijou sur cette laque de peau, pierre ronde, limpide, intensément nue elle aussi. La même limpidité de pierre glaciale que son regard qui va, interrogatif, de son mari à moi. Doit-elle émettre un rire limpide, un rire de pierre biseautée, ou doit-elle m’ignorer ? Statufiée sur le fond synthétique du mur miroitant, elle attend que son mari lui dicte la réponse. Le parfum souple qu’elle dégage ouate l’endroit de l’escalier où nous nous trouvons debout tous les trois. C’est d’une simplicité hallucinante. Comme un cou guillotiné. L’univers de cette femme est circonscrit par la nappe de parfum duveteux qui l’environne, l’auréole. Pour pénétrer le cercle, il faut y être autorisé par un geste ou un sourire d’elle. Si elle ne vous fait pas signe, il est convenu qu’on reste à distance, respectueux. Belle et intouchable. Elle n’est probablement pas inhumaine, à ceci près que c’est de la lave en refroidissement qui circule sous la pellicule de peau du décolleté. Entendre son mari m’adresser la parole l’étonne comme une faute de goût. Elle ne dit rien, ne manifeste rien. Beau visage de chair pétrifié sous le maquillage irréprochable. Les lèvres sont soudées par le rouge. Des coquillages diamantés en jailliraient sans doute, coquillages barbares, si elle les entrouvrait. Robe et manteau, habillée d’une membrane vitrifiée qui a dû croître sur son corps à l’âge aquatique. Livonnier me parle. Me pose quelques questions. Je réponds par monosyllabes, me demandant ce que je fais ici, sur cette marche d’escalier, dans cet immeuble hygiénisé, devant cette femme d’acier fin. La main de Livonnier se pose sur mon épaule. Esquisse de sourire sur les lèvres rouges. Sans signification. Elles rétablissent aussitôt l’ordre orbital de leur courbe. On m’invite à entrer. La clef coulisse sans bruit dans la serrure. La porte sur elle-même. Sans bruit. La lumière douce dans un large vestibule dallé. Les éléments posés en vue d’une conception d’ensemble le long des murs. Une tablette angulaire sur huit pattes de fer forgé, araignée jaune, une longue banquette rouge caverneux surchargée de coussins bariolés, un bibelot isolé dans une niche du mur. Et puis rien. L’espace vide. Le vide clinique. Le fil coupant des talons hauts qui résonnent sur le carrelage. Elle marche entre la haie du vide. Elle s’enfonce derrière une porte au fond de ce carrelage et de cette nudité. Les portes s’ouvrent, se referment, onctueusement. Elle a disparu. Livonnier, qui m’a invité à entrer, m’invite à m’asseoir sur la banquette de sang caillé. Je ne veux pas m’asseoir. Je sais qu’il n’y en aura pas pour longtemps, que l’ordre de ce vestibule contient en puissance l’ordre de ce qui doit suivre entre Livonnier et moi. Ma présence n’est pas prévue dans la structure générale. Puisque je ne veux pas m’asseoir, il m’offre une cigarette. Je ne sais pas ce que j’attends debout dans ce vestibule. Je sais que je dois m’en aller, mais je ne sais pas comment m’en aller. Une grosse conque de céramique noire repose, ventrue, sur le dos étincelant de l’araignée jaune. Livonnier l’attrape et la pose sur un coussin de la banquette. Il y fait tomber la cendre de sa cigarette. Ici on ne vous demandera pas de vous servir d’un cendrier, on l’approche de vous et on vous donne l’exemple à suivre. Je secoue ma cigarette, je l’écrase. Peux pas supporter la fumée. Depuis que nous sommes entrés, Livonnier n’a pas cessé de me parler comme s’il était indispensable de soutenir notre pantomime par une armature de phrases. Rien
Weitere Kostenlose Bücher