Sépulcre
Damoiselle Élue, une composition qu’elle connaissait bien et dont Anatole prétendait qu’il l’avait écrite en pensant à elle. Léonie savait que c’était faux. Achille lui avait dit que le livret était une version en prose d’un poème de Rossetti, lui-même inspiré par Le Corbeau d’Edgar Allan Poe. Vrai ou faux, en tout cas ce morceau lui était cher, et ses arpèges aériens s’accordaient parfaitement à son état d’esprit du moment.
Sans prévenir, un autre souvenir remonta à sa mémoire, celui du matin des funérailles. Comme à présent, Achille martelait son piano, mais cette fois-là, elle avait cru en devenir folle. Tout lui revenait. L’unique rameau flottant dans la coupe en verre. Les fumées de l’encens et des bougies qu’on faisait brûler pour masquer l’odeur de mort qui émanait du cercueil fermé, cet arôme douceâtre et écœurant qui s’insinuait partout dans l’appartement…
Tu confonds ce qui fut avec ce qui est.
Alors, tous les matins ou presque, Anatole disparaissait de la maison avant même le lever du jour, et tous les soirs ou presque, il ne rentrait que bien après l’heure du coucher. Une fois, son absence avait duré une semaine sans qu’il fournisse la moindre explication. Quand Léonie avait enfin osé lui demander où il avait disparu de la sorte, il lui avait répondu de ne pas s’en inquiéter et que cela ne la concernait pas. Elle s’était dit qu’il avait dû passer ses nuits à jouer au baccara. Par les commérages des domestiques, elle avait aussi appris qu’il était l’objet d’attaques féroces et de dénonciations anonymes dans les colonnes des journaux.
Et puis ce qu’il avait mauvaise mine à cette époque ! Émacié, livide, il faisait peine à voir, avec ses yeux injectés de sang, ses lèvres desséchées. Léonie redoutait qu’il ne retombe dans cet état et était prête à tout pour l’empêcher.
Enfin, quand les arbres eurent reverdi sur le boulevard Malesherbes et les lilas refleuri dans les allées du parc Monceau, les attaques visant à détruire sa réputation avaient soudain cessé. À partir de là, son moral s’était amélioré ainsi que sa santé. Le grand frère qu’elle connaissait et aimait lui avait été rendu. Depuis lors, il n’y avait plus eu de disparitions, plus de propos évasifs, plus de demi-vérités.
Jusqu’à ce soir.
Léonie s’aperçut que ses joues étaient mouillées de larmes. Elle sécha ses pleurs, puis, engourdie de froid, resserra le châle sur elle.
On est en septembre, pas en mars, songea-t-elle.
Mais Léonie en avait gros sur le cœur. Elle savait qu’il lui avait menti. C’est pourquoi elle restait postée à la fenêtre, et malgré la musique d’Achille qui la berçait en la plongeant peu à peu dans un demi-sommeil, elle continuait à guetter le bruit de la clef d’Anatole dans la serrure.
7.
Mardi 17 septembre
Laissant la belle endormie, Anatole quitta discrètement la minuscule chambre meublée, ses chaussures à la main. Soucieux de ne pas déranger les autres locataires de la pension, il descendit à pas feutrés l’escalier étroit et poussiéreux dont chaque palier était éclairé par un brûleur à gaz. Enfin, il se retrouva dans le corridor qui donnait sur la rue.
L’aube n’était pas encore levée, pourtant Paris s’éveillait. Anatole entendait au loin les bruits des carrioles qui roulaient sur les pavés pour livrer du lait et du pain frais aux cafés et bars du faubourg Montmartre.
Il s’arrêta pour enfiler ses chaussures, puis repartit. La rue Feydeau était déserte et seul le bruit de ses talons sur le trottoir résonnait dans le silence. Absorbé dans ses pensées, il marcha vite jusqu’au croisement de la rue Saint-Marc dans l’intention de couper par l’arcade du passage des Panoramas, sans voir ni entendre âme qui vive.
Les idées se bousculaient dans sa tête dans un grand brouhaha. Leur plan réussirait-il ? Pourrait-il quitter Paris sans se faire repérer ni éveiller des soupçons ? Malgré les discussions animées de ces dernières heures et les assurances qu’il avait données, Anatole avait des doutes. Il savait que sa conduite les jours à venir déterminerait leur succès ou leur échec. Déjà Léonie se méfiait de lui, et comme son soutien s’avérerait décisif pour la réussite de leur entreprise, il maudit la suite d’événements qui avait retardé son arrivée à l’Opéra, puis le hasard malencontreux qui
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