Serge Fiori : s'enlever du chemin
éprouve de l’angoisse : il ne réussit
pas à bien chanter cette pièce. Il a beau répéter, il essaye,
encore et encore, mais ça ne fonctionne pas. Il ne la sent
pas, n’a pas l’impression de bien la rendre. Le dernier soir
de l’enregistrement, assis dans la cuisine, il pleure, complètement découragé. Les autres vont dehors, ne sachant
quoi faire, craignant que Serge ne soit sur le point de péter
un plomb : Fiori a l’air trop fragile. Finalement, Neil s’approche doucement de lui et lui demande s’il peut lui parler. « Viens ici », lui dit-il. Il fait en sorte qu’il se lève de sa
chaise, et le conduit devant le micro. « Tu vas chanter, mais
pas pour les autres. Tu vas chanter L’exil juste pour moi. On
est tous les deux tout seuls, ici, et tu vas me chanter L’exil. T’es d’accord ? » Serge le regarde, sceptique, et demande :
« Je te regarde drette dans les yeux et je te la chante à toi,
juste à toi ? » Neil acquiesce de la tête, et adresse un signe
discret à l’intention de Michel qui le regarde à travers la
fenêtre ; ce dernier enclenche l’enregistrement dans le
camion, sans que Serge s’en rende compte ; Neil pose ensuite un casque d’écoute sur la tête du chanteur, tire une
chaise et s’assoit à quelques pieds de lui, puis le fixe dans
les yeux. Serge commence à chanter, pour Neil, seulement
pour Neil. La chanson progresse et Chotem regarde Fiori,
les yeux humides. Serge est déchiré, il craque de partout,
perd ses repères : à trois reprises, il pleure en chantant la
chanson, mais il la chante au complet, jusqu’au bout ! Neil
se lève, lui ôte ses écouteurs et Serge, en sanglots, se jette
dans les bras de son ami : sa tête veut exploser. Quand il
sort enfin de la maison, Michel Lachance l’attend. Il tombe
cette fois dans les bras de Lachance et y reste blotti pendant près d’une heure. Ça y est : l’album est terminé.
L’ heptade est achevé !
Dans son esprit, Serge revit chaque journée de ce grand
projet. Les images sont vives et précises : le concept, la recherche, les flashes, l’écriture, les discussions, la composition, l’enregistrement, les instants de pure grâce, les moments de communion artistique, les fous rires, les aurores
boréales ; chacun va maintenant rentrer chez soi, le studio
mobile va retourner à New York, l’enregistrement est terminé. Fiori réagit comme un enfant qui ne veut pas que la
fête se termine : assis sur la galerie, la tête à moitié enfouie
dans sa veste de laine, il regarde tous ses amis partir, une
voiture après l’autre. Quand le soleil se lève, il se demande
ce qu’il va faire : il a le blues .
C’est comme un gouffre incommensurable qui vient de
s’ouvrir sous ses pas, une vacuité intolérable, terrifiante
et angoissante. Il a tout donné et il est vidé. Vidé. Quand
Hélène le rejoint sur le balcon, il est inconsolable.
Cette angoisse dure quelques jours. Serge se sent mort
à l’intérieur, et Hélène est impuissante à le consoler. Puis,
comme pour mettre un baume sur ses plaies vives, liées à
l’absence et au vide, il reçoit un appel de Richard Séguin.
Sa sœur et lui aimeraient bien enregistrer Festin d’amour ,
leur nouvel album, dans son studio de Saint-Césaire. Serge
accepte avec plaisir, leur permet de s’installer et part quelques jours en voyage dans le Maine, en compagnie d’Hélène, histoire de se reposer un peu. Au retour, il est heureux
de retrouver à nouveau dans sa maison l’ambiance musicale, l’équipe, la famille.
En réalité, l’heptade n’est pas encore terminé et il reste
beaucoup de travail à faire ; il faut, entre autres, ajouter
l’orchestre symphonique. Mais Serge n’est plus là, il ne se
sent plus le cœur à l’ouvrage. C’est son engagement envers
Neil et son respect pour lui qui l’obligent à continuer. Il se
bute également aux exigences de la compagnie de disques,
qui refuse de débloquer les fonds nécessaires pour faire
un album double, le budget initial de quarante-cinq mille
dollars étant prévu pour faire un album simple. Mais Fiori,
sur ce point, demeure intraitable ; et il est hors de question qu’il sabre son œuvre, d’autant plus qu’il a lui-même
déjà injecté beaucoup d’argent personnel dans ce projet
pour payer les instruments, l’équipement, la maison, les
repas,
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