Services Spéciaux - Algérie 1955-1957
saut. Enfin quelqu’un que je connaissais ! Martial Ducay était un ancien garde mobile devenu parachutiste. Nous nous étions croisés en Indochine. Je savais son goût immodéré pour la chasse. Dans la campagne qui environnait Philippeville, il y avait surtout des sangliers et des perdreaux. Comme la chasse était officiellement interdite, j’imaginai que Ducay ne pouvait s’empêcher de braconner.
Après ces contacts, j’ai commencé à tisser patiemment ma toile, dont chaque informateur était un fil : commerçants, industriels, hommes d’affaires, avocats. J’appris à utiliser aussi le journaliste local, les patrons des bistrots, la patronne de la boite de nuit et même la tenancière du bordel.
Avec l’aide du maire conservateur, Dominique Benquet-Crevaux, et de l’un de ses conseillers, je constituai un fichier des habitants.
Des informations commencèrent à me parvenir sur les militants du FLN, sur leurs sympathisants, sur les gens du MNA 22 . Mon système fonctionnait tellement bien que j’eus très vite des noms de suspects indiscutablement impliqués dans les crimes les plus sanglants. Quand ils furent arrêtés, je ne trouvai pas de héros, juste des brutes.
Vint le moment de les interroger. Je commençai par leur demander ce qu’ils savaient. Mais ils me firent comprendre qu’ils n’avaient pas l’intention d’être bavards. La réaction naturelle d’un accusé n’est-elle d’ailleurs pas de nier ou de garder le silence ?
Alors, sans état d’âme, les policiers me montrèrent la technique des interrogatoires « poussés » : d’abord les coups qui, souvent, suffisaient, puis les autres moyens dont l’électricité, la fameuse « gégène », enfin l’eau. La torture à l’électricité se pratiquait à l’aide des générateurs de campagne utilisés pour alimenter les postes émetteurs-récepteurs. Ces appareils étaient très répandus. On appliquait des électrodes aux oreilles, ou aux testicules, des prisonniers. Ensuite, on envoyait le courant, avec une intensité variable. Apparemment, c’était un procédé classique. Je suppose que les policiers de Philippeville n’avaient rien inventé.
Par crainte de ces méthodes ou grâce à elles, les prisonniers se mirent à donner des explications très détaillées et même des noms grâce auxquels je procédai à de nouvelles arrestations.
Cette fois, avec la collaboration de la police, je fus amené à participer plus activement à ces interrogatoires « poussés » et il ne me sembla pas inutile d’en rendre compte au colonel de Cockborne qui se montra frileux.
— Vous êtes sûr qu’il n’y a pas d’autres moyens pour faire parler les gens ? demanda-t-il avec gêne. Des moyens plus…
— Plus rapides ?
— Non, ce n’est pas ce que je voulais dire.
— Je sais, mon colonel, vous vouliez dire : plus propres. Vous pensez que tout cela ne colle pas avec notre tradition humaniste.
— – En effet, je le pense.
— Même si je partage ce point de vue, mon colonel, l’accomplissement de la mission que vous m’avez donnée m’oblige à ne pas raisonner en termes de morale mais du point de vue de l’efficacité. Le sang coule tous les jours. Pour l’instant, c’est surtout dans le bled. Demain, ça peut arriver dans la maison voisine.
— Et que faites-vous de vos suspects, après ?
— Après qu’ils ont parlé ?
— Exactement.
— S’ils ont un lien avec les crimes terroristes, je les abats.
— Mais vous vous rendez compte que c’est l’ensemble du FLN qui est lié au terrorisme !
— Nous sommes d’accord.
— Ce ne serait pas mieux de les remettre à la Justice, plutôt que de les exécuter ? On ne peut quand même pas flinguer tous les membres d’une organisation ! Ça devient dingue !
— C’est pourtant ce que les plus hautes autorités de l’État ont décidé, mon colonel. La Justice ne veut pas avoir affaire au FLN, justement parce qu’ils deviennent trop nombreux, parce qu’on ne saurait pas où les mettre et parce qu’on ne peut pas guillotiner des centaines de personnes. La Justice est organisée selon un modèle correspondant à la métropole en temps de paix. Ici, nous sommes en Algérie et c’est une guerre qui commence. Vous vouliez un officier de renseignements ? Vous l’avez, mon colonel. Comme vous ne m’avez pas donné de consigne, j’ai dû me débrouiller. Une chose est claire : notre mission nous impose des
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