Services Spéciaux - Algérie 1955-1957
bien.
Chaque fois que j’avais pris place dans l’avion qui montait dans la nuit, j’y avais pensé. J’imaginais qu’on me brûlerait, qu’on m’arracherait les ongles, les dents, comme on l’avait fait à un camarade. Ces pensées me venaient toujours au-dessus de la Manche, quand l’équipage américain nous proposait un peu de whisky. Nous refusions, c’était rituel. Quand les obus de la DCA commençaient à nous faire la fête et illuminaient le ciel, nous savions que nous étions au-dessus des côtes françaises. L’avion grimpait jusqu’à 3 000 mètres pour échapper aux projectiles. On ne se disait pas un mot. J’imaginais le peloton. Je n’accepterais pas qu’on me bande les yeux. Alors la porte s’ouvrait et soudain c’était le silence et le vide.
Les policiers de Philippeville utilisaient donc la torture, comme tous les policiers d’Algérie, et leur hiérarchie le savait. Ces policiers n’étaient ni des bourreaux ni des monstres mais des hommes ordinaires. Des gens dévoués à leur pays, profondément pénétrés du sens du devoir mais livrés à des circonstances exceptionnelles. Je ne tardai du reste pas à me convaincre que ces circonstances expliquaient et justifiaient leurs méthodes. Car pour surprenante qu’elle fut, l’utilisation de cette forme de violence, inacceptable en des temps ordinaires, pouvait devenir inévitable dans une situation qui dépassait les bornes. Les policiers se tenaient à un principe : quand il fallait interroger un homme qui, même au nom d’un idéal, avait répandu le sang d’un innocent, la torture devenait légitime dans les cas où l’urgence l’imposait. Un renseignement obtenu à temps pouvait sauver des dizaines de vies humaines. Un de leurs arguments m’avait d’ailleurs frappé.
Un jour que nous évoquions pudiquement les difficultés de notre métier en sirotant un pastis, un policier, qui avait compris que le problème de la torture ne me laissait pas indifférent, trancha soudain :
— Imagine un instant que tu sois opposé par principe à la torture et que tu arrêtes quelqu’un qui soit manifestement impliqué dans la préparation d’un attentat. Le suspect refuse de parier. Tu n’insistes pas. Alors l’attentat se produit et il est particulièrement meurtrier. Que dirais-tu aux parents des victimes, aux parents d’un enfant, par exemple, déchiqueté par la bombe, pour justifier le fait que tu n’aies pas utilisé tous les moyens pour faire parler le suspect ?
— Je n’aimerais pas me trouver dans cette situation.
— Oui, mais conduis-toi toujours comme si tu devais t’y trouver et alors tu verras bien ce qui est le plus dur : torturer un terroriste présumé ou expliquer aux parents des victimes qu’il vaut mieux laisser tuer des dizaines d’innocents plutôt que de faire souffrir un seul coupable.
Une brève méditation sur cette parabole m’enleva mes derniers scrupules. J’en conclus que personne n’aurait jamais le droit de nous juger et que, même si mes fonctions m’amenaient à faire des choses très désagréables, je ne devrais jamais avoir de regrets.
La quasi-totalité des soldats français qui sont allés en Algérie eurent plus ou moins connaissance de l’existence de la torture mais ne se posèrent pas trop de questions car ils ne furent pas directement confrontés au dilemme. Une petite minorité 21 d’entre eux l’a pratiquée, avec dégoût, certes, mais sans regrets. Ceux qui contestaient l’usage de la torture étaient évidemment les sympathisants du FLN et quelques idéalistes de métropole ou d’ailleurs qui, s’ils avaient été chargés de faire parler des terroristes, seraient peut-être devenus les inquisiteurs les plus acharnés.
Outre les policiers, je pris contact avec d’autres fonctionnaires qui étaient susceptibles, du fait de leurs attributions, de collecter des renseignements utiles. Par exemple Bulle, l’ingénieur des Eaux et Forêts. Ses services disposaient de maisons forestières réparties sur le territoire, tenues par des musulmans dévoués à la cause française. Ces maisons constituaient un réseau susceptible de recueillir et d’acheminer de précieuses informations.
Je fus largement aidé aussi par le juge d’instance Voglimacci, originaire de Cargèse, un coin de Corse où le culte catholique, disait-il, se rapprochait du rite orthodoxe.
Le colonel de Cockborne me conseilla de voir le capitaine Ducay qui commandait l’école de
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