Shogun
Presque
tout le riz et toute la soie. Ne deviendrais-je pas alors l’arbitre entre
Toranaga et Ishido ? Tout du moins un point d’équilibre entre eux
deux ?
Aucun daimyô n’a jamais contrôlé la mer.
Aucun daimyô n’a jamais eu de bateaux ou de pilotes.
Aucun, sauf moi.
J’ai un bateau. J’avais un bateau et maintenant je dois le
récupérer. Si je suis adroit. J’ai un pilote, donc un instructeur. Si je peux
l’éloigner de Toranaga. Si j’arrive à le dominer.
Une fois qu’il sera librement devenu mon vassal, il
instruira mes hommes et construira mes bateaux.
Mais comment en faire un vassal fidèle ?
Essaie de le prendre à part, de le garder pour toi seul.
N’est-ce pas ce qu’Omi avait dit ? On pourrait peut-être le convaincre de
bien se tenir, d’apprendre à parler japonais. Oui. Omi est très adroit.
Peut-être trop. Je penserai à lui plus tard. Concentre-toi sur le pilote, pour
l’instant. Comment faire pour dominer un barbare, un chrétien bouffeur de
merdes ?
Qu’est-ce qu’avait dit Omi ? « Ils honorent la
vie. Leur idole, Jésus le Christ, leur enseigne de s’aimer les uns les autres
et d’honorer la vie. » Est-ce que je pourrais lui rendre la vie ? Lui
sauver la vie ? Oui, ce serait bien. Mais comment le faire plier ?
Au bord de la falaise, Yabu regarda une dernière fois en
arrière. Ah ! Anjin-san, je sais : tu penses que je vais me tuer, que
tu m’as coincé. Je sais que tu ne descendras pas toi-même. Moi, j’ai grandi
dans les montagnes. Au Japon, nous faisons de l’escalade par fierté et plaisir.
Je me mesure par rapport à moi-même, non par rapport à toi. Je vais essayer. Si
je meurs, ce n’est rien. Mais si je réussis, tu sauras alors que je vaux plus que toi en tant qu’homme, selon tes propres
termes. Tu me devras quelque chose, si je ramène le corps.
Tu seras mon vassal, Anjin-san !
Il descendit la paroi avec agilité. À mi-chemin, il glissa.
Sa main gauche agrippa une touffe qui stoppa sa chute. Il oscillait entre la
vie et la mort. Ses doigts s’enfonçaient dans la terre à mesure que sa prise
lui échappait. Il essaya de mettre ses pieds dans une fissure et se débattit
pour trouver une nouvelle assiette. Au moment où sa main gauche lâchait prise,
ses pieds trouvèrent la faille et s’encastrèrent. Il se colla à la paroi
désespérément, déséquilibré, cherchant un appui. Ses pieds lâchèrent prise. Il
s’arrangea pour saisir à deux mains une autre touffe, trois ou quatre mètres
plus bas. La touffe céda. Il fit une chute libre de six mètres. Il atterrit sur
ses pieds comme un chat et roula en boule pour amortir sa chute. Il mit ses
bras lacérés autour de son crâne pour se protéger de l’avalanche de pierres qui
devait normalement suivre. Mais il ne se passa rien. Il secoua la tête pour
reprendre ses esprits et se leva. Il avait une cheville tordue. Une douleur
lancinante éclata dans sa jambe et parcourut tout son corps. Il se mit à
transpirer. Ses orteils et ses ongles saignaient, comme il fallait s’y
attendre.
Une gerbe d’écume et d’embruns l’inonda. Le froid soulagea
sa douleur. Il se faufila avec prudence sur les blocs recouverts d’algues, se
fraya un chemin à travers les crevasses, arriva près du corps, et se rendit
alors compte que l’homme était toujours en vie. Il s’en assura puis s’assit un
instant. Est-ce que je le veux mort ou vivant ? Quelle est la meilleure
solution ?
Un crabe surgit de dessous un rocher et disparut dans l’eau.
Des vagues se brisaient à l’endroit où ils étaient. Il sentit le sel déchirer
ses blessures.
Il se leva avec difficulté et cria :
« Takatashi-san ! Le pilote est encore vivant ! Va au bateau,
ramène un brancard et un docteur, s’il y en a un à bord ! »
La réponse de Takatashi revint, étouffée par le vent :
« Oui, Sire. »
Yabu tourna les yeux vers la galère. L’autre samouraï qu’il
avait envoyé chercher des cordes était près de l’embarcation. Il regarda
l’homme sauter à bord, l’esquif s’en aller. Il sourit et se retourna.
Blackthorne était au bord de la falaise et lui criait quelque chose.
Finalement, Yabu renonça à comprendre ce qu’il tentait de
lui dire. Il reporta toute son attention sur Rodrigues. Il l’installa plus
confortablement sur les rochers, hors d’atteinte de la vague. La respiration du
Portugais était saccadée, mais le cœur tenait. Il avait de nombreuses
blessures. Le péroné
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