Souvenir d'un officier de la grande armée
avait été beau pendant toute la journée, se mit à la pluie, et l’obscurité devint si profonde qu’on n’y voyait plus. Après avoir marché longtemps au hasard, pour trouver le quartier général de l’Empereur, le maréchal Bessières, sans guides, sans espoir de le rencontrer, nous fit bivouaquer sur le terrain même où il prit cette détermination. Il était temps, car il était tard et nous étions tous très fatigués.
Après avoir formé les faisceaux par section et déposé nos fourniments, il fallut s’occuper de se procurer des vivres, du bois et de la paille. Mais où aller pour en trouver ? Il faisait si noir et si mauvais ! Rien ne pouvait nous indiquer où nous trouverions des villages. Enfin, des soldats du 5 ème corps, qui rôdaient autour de nous, en indiquèrent un dans une gorge. J’y fus avec plusieurs de mes camarades ; il était plein de morts et de blessés russes ; car je crois que c’était dans les environs que la Garde russe avait été écharpée. J’y trouvai quelques pommes de terre et un petit baril de vin blanc nouveau, qui était si sûr qu’on aurait pu s’en servir en guise de verjus. Ceux qui en burent au camp eurent des coliques à se croire empoisonnés. La nuit se passa en causeries : chacun racontait ce qui l’avait le plus frappé dans cette immortelle journée. Il n’y avait point d’action personnelle à citer, puisqu’on n’avait fait que marcher, mais on parlait de l’effroyable désastre du lac, du courage des blessés que nous rencontrions sur notre passage, des immenses débris militaires vus sur le champ de bataille, de ces lignes de sacs de soldats russes déposés avant l’action, qu’ils n’avaient pu reprendre ensuite, ayant été repoussés dans une autre direction, fusillés, mitraillés, sabrés, anéantis. Il fut aussi question du nom que porterait la bataille, mais personne ne connaissait ces localités, ni le lieu où s’étaient donnés les plus grands coups. Puisqu’on ne savait encore rien du résultat définitif, la question resta sans solution.
Avec le jour, mon incertitude sur la partie du champ de bataille où nous avions passé la nuit se dissipa. Je reconnus, après avoir fait une tournée dans les environs, couverts de cadavres et de blessés qu’on enlevait, que nous étions à peu près à une demi lieue sur la droite de la route de Brunn à Olmutz et à la même distance de celle de Brunn à Austerlitz, ces deux routes se bifurquant près de la poste de Posaritz, où l’Empereur avait dû coucher.
Vers dix heures, nous partîmes pour Austerlitz ; mais avant de joindre la route à travers champs qui y conduit, on nous fit bivouaquer de nouveau pendant quelques heures. Enfin nous arrivâmes de nuit à Austerlitz. L’Empereur couchait au château de cette petite ville, et y remplaçait les empereurs Alexandre et François II, qui en étaient partis le matin.
Dans la journée, il nous fut fait lecture de la proclamation de l’Empereur à l’armée commençant par ces mots : « Soldats, je suis content de vous » et finissant par cette phrase : « Il suffira de dire : j’étais à la bataille d’Austerlitz, pour qu’on vous réponde : Voilà un brave ! »
4 décembre. – Le matin de ce jour, deux bataillons de grenadiers et deux de chasseurs furent réunis et dirigés sur la route de la Hongrie. J’en étais. Après quatre heures de marche, on nous fit prendre, à droite de la route, position sur une hauteur avec de la cavalerie et de l’artillerie de la Garde ; plus loin, sur la même ligne, était aussi de la troupe de ligne ; en avant de nous, un peu plus bas, on voyait l’Empereur se chauffant à un feu de bivouac, entouré de son état-major.
Sur la colline en face étaient des troupes ennemies en bataille. Nous crûmes d’abord qu’une affaire allait s’engager, mais, après quelques instants d’attente, arrivèrent deux belles voitures, entourées d’officiers et de cavaliers, d’où je vis descendre un personnage en uniforme blanc, au-devant duquel se rendit l’Empereur Napoléon.
Nous comprîmes facilement alors que c’était une entrevue pour traiter de la paix, et que le personnage descendu de voiture était l’empereur d’Autriche. Après leur conversation, qui dura moins d’une heure, nous reprîmes la route d’Austerlitz, où nous arrivâmes exténués de fatigue et mourants de faim : nous avions fait huit lieues dans la boue et par un froid très vif. Il était
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