Spartacus
plèbe. D’après Salluste, « Cn. Lentulus, d’une maison patricienne…, promulgua sans qu’on puisse dire s’il se montra plus inconsidéré qu’inconséquent à ses principes une loi portant qu’on exigerait des acheteurs des biens des proscrits toutes les sommes dont Sylla leur avait fait la remise ». Cette mesure témoigne bien de l’affolement des sénateurs et des magistrats. Sept ans plus tôt, la dictature de Sylla a entraîné la mort de centaines de proscrits, dont beaucoup de chevaliers et de sénateurs. D’autres victimes, encore plus nombreuses, ont été condamnées à l’exil. Les biens des adversaires de Sylla ont systématiquement été saisis durant cette période sanglante. Dramatique pour les partisans de Marius, l’époque est florissante pour ceux qui ont choisi le camp de Sylla. Des fortunes colossales se sont bâties ; certains Romains se sont emparés pour une bouchée de pain du patrimoine d’autres Romains qu’ils ont parfois eux-mêmes dénoncés comme ennemis publics. Plutarque témoigne de manière éloquente de cette période encore très proche où ses concitoyens s’entredéchiraient : « Les proscriptions ne furent pas bornées à Rome ; elles s’étendirent dans toutes les villes d’Italie. Il n’y eut ni temple des dieux, ni autel domestique et hospitalier, ni maison paternelle qui ne fussent souillés de meurtres. Les maris étaient égorgés dans le sein de leurs femmes, les enfants entre les bras de leurs mères ; et le nombre des victimes sacrifiées à la colère ou à la haine n’égalait pas à beaucoup près le nombre de ceux que leurs richesses faisaient égorger. Aussi les assassins pouvaient-ils dire : Celui-ci, c’est sa belle maison qui l’a fait périr ; celui-là, ses magnifiques jardins ; cet autre, ses bains superbes. Un Romain nommé Quintus Aurelius, qui ne se mêlait de rien, et qui ne craignait pas d’avoir d’autre part aux malheurs publics que la compassion qu’il portait à ceux qui en étaient les victimes, étant allé sur la place se mit à lire les noms des proscrits, et y trouva le sien. “Malheureux que je suis, s’écria-t-il, c’est ma maison d’Albe qui me poursuit.” Il eut à peine fait quelques pas, qu’un homme qui le suivait le massacra 71 . » Ceux qui se retrouvent subitement riches pour avoir bénéficié, au prix de crimes, du nouvel ordre des choses profitent de leur fortune de manière tapageuse. Salluste, contemporain des faits, éprouve d’ailleurs nettement plus de sympathie pour les populares que pour les hommes de Sylla, dont il dresse un portrait cinglant : « Ce sont les hommes des colonies que Sylla a établies. Je n’ignore pas que dans leur ensemble elles soient composées de citoyens excellents et valeureux, mais pourtant ceux-ci sont des colons qui, se retrouvant soudain à la tête de fortunes inattendues, ont jeté l’argent par les fenêtres de manière incroyable. En construisant comme des riches, en s’offrant des domaines de choix, des domesticités considérables, des banquets somptueux, ils sont tombés dans des dettes si grandes que, s’ils voulaient s’en sortir, il leur faudrait tirer Sylla des Enfers. Ce sont eux qui poussent quelques hommes grossiers, misérables et pauvres à espérer les pillages du passé 72 . »
Face au projet de Lentulus, la réaction de ces profiteurs d’hier qui refusent de devenir les victimes de demain est aussi rapide que violente. Abandonner ce qu’ils ont si mal acquis et souvent déjà hypothéqué ? Jamais ! Les anciens partisans bénéficiaires des proscriptions sont souvent encore jeunes et même ceux qui, « malgré leur âge, conservent dans un corps vieilli l’esprit militaire » sont prêts à reprendre les armes pour ne pas être spoliés à leur tour. Il faut donc renoncer à ces ressources utiles à l’Etat, mais dangereuses pour la paix sociale. Ainsi, au moment même où le Sénat doit trouver une solution au problème de la guerre des esclaves, les Romains sont à deux doigts de se prendre à nouveau à la gorge. Sans le savoir, Spartacus a beaucoup de chance. Sa rébellion ne pouvait pas tomber à un meilleur moment.
Pourtant, malgré les dissensions, le Sénat ne reste pas inactif. Durant l’hiver 72, la machine de guerre romaine se prépare elle aussi aux futurs combats. Dès l’annonce des premiers revers du préteur Varinius, les magistrats se sont empressés d’appeler sous les étendards les jeunes
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