Spartacus
et redoutable, qui décide de la mort ou de la vie des autres hommes. Sur l’herbe des collines des Apennins, les anciens esclaves ont eux aussi pu prendre place sur des gradins naturels. Là, pour leur plaisir, ils savourent les combats de ces officiers et de ces légionnaires. Torse nu, hagards, ces gladiateurs inattendus sont tous des citoyens de Rome. Aucun ne pouvait imaginer vivre un jour le cauchemar d’une telle humiliation. Pour armes, ils ont reçu celles de camarades plus chanceux, morts en combattant face à l’ennemi. Pour la seule et unique fois de l’histoire, ils incarnent l’improbable armatura du gladiateur « romain ». Les esclaves autour d’eux crient, les incitent au combat ou se moquent de leur manque de courage. Ceux qui sont devenus les maîtres seront certainement magnanimes pour les plus vaillants de ces gladiateurs. Ils renverront quelques survivants. Cette générosité constitue le moyen d’inciter à bien combattre les Romains qui désirent le plus ardemment survivre en égorgeant leurs concitoyens. Sans doute, comme Hannibal autrefois, Spartacus poussera-t-il l’affront jusqu’à leur attribuer quelques récompenses, sous les rires et les acclamations des esclaves joyeux.
Mais le principal intérêt est ailleurs. Le renvoi de ces Romains vaincus et couverts du sang de leurs frères aura aussi un effet dévastateur chez l’ennemi. Lorsque Rome apprendra la nouvelle de cette cérémonie, nul doute que le courage manquera à ses soldats. Les légionnaires redoutent déjà d’avoir en face d’eux des anciens gladiateurs infiniment mieux entraînés qu’ils ne le seront jamais. A présent, ils sauront qu’ils risquent aussi de mourir en partageant l’opprobre de ces hommes de sang. Etre égorgés nus, en plein jour, sous les rires et les applaudissements d’esclaves hilares, voilà ce que les Romains encourent à présent dans cette guerre innommable.
En organisant ces combats, Spartacus met à mal sa future légende. Voici un prophète inspiré qui fait à autrui ce qu’il ne voulait plus qu’on lui fît. Voilà un révolutionnaire, donc forcément un homme généreux, qui tue ses ennemis pour le plaisir de ses hommes. Tout cela cadre mal avec le mythe. Aussi les différents exégètes de son épopée sont-ils généralement discrets sur cet épisode et accordent-ils au héros toutes sortes de circonstances atténuantes. Pourtant, au-delà d’un humanisme qui n’est pas de saison en 72 av. J.-C., cette action terrible de Spartacus demeure sans doute l’une de ses plus politiques. Les esclaves révoltés auraient parfaitement pu égorger tous leurs prisonniers. Les usages de la guerre de cette époque leur en donnent le droit et personne ne s’en prive, à commencer par les Romains. Ils auraient également pu les torturer à mort pour faire payer aux maîtres d’hier les tourments subis par leurs anciens esclaves. Nul n’en aurait parlé. Pour avoir plié le genou au combat, ces prisonniers romains sont déjà considérés comme civilement morts. La République ne rachète pas ceux qui se rendent. Jamais. La force de Rome réside aussi dans la rigueur de ses lois et Spartacus le sait. En revanche, en faisant combattre ses prisonniers comme gladiateurs, il leur fait subir bien plus que la mort et les tourments. Il les humilie à jamais et avec eux leur orgueilleuse cité. Le Romain Florus peut bien affirmer que « cet ancien gladiateur espérait effacer ainsi l’infamie de tout son passé en donnant à son tour des jeux de gladiateurs », cet acte dévastateur pour l’ennemi a une autre fonction. Elle soude autour d’un chef à présent unique des esclaves aux origines disparates. Plus encore, ce ne sont plus des esclaves qui assistent à ce spectacle, mais des guerriers – des guerriers qui honorent dignement d’autres guerriers morts les armes à la main. Pourtant, Spartacus ne se proclame pas roi. Cette modestie tend à prouver qu’en dépit de ses succès il n’est à aucun moment le chef d’un peuple ou d’une nation. Il connaît trop les différences des hommes qui constituent son armée pour prétendre les fédérer durablement. Son but est autre. Il a une sorte de mission, qu’il s’est fixée et qu’il doit suivre obstinément : sortir d’Italie afin de trouver des territoires qui échappent à Rome, là où ses hommes pourront vivre librement.
La marche vers le Pô
Une fois que les bûchers sont éteints, lorsque les cendres des morts
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