Spartacus
où vient probablement de se dérouler la bataille, et les environs de Luceria, qui ont vu la défaite de Crixus, est à peu près de 400 kilomètres. Il est donc difficilement envisageable que Spartacus ait fait l’aller-retour pour récupérer le corps de son ancien camarade. Peut-on imaginer que les rescapés de l’armée de Crixus aient emporté avec eux le corps de leur chef ? Cette proposition soulève quelques problèmes techniques. On imagine mal une armée en déroute, pressée sur ses arrières, s’encombrant d’un cadavre. Pour autant, le fait n’est pas invraisemblable. Du point de vue religieux, il est toujours très douloureux d’abandonner les corps des guerriers morts, et plus encore des chefs, entre les mains de l’ennemi. Généralement le vainqueur se préoccupe rarement de donner une sépulture digne à un ennemi classique. Il faut donc encore moins y compter pour une troupe d’esclaves fugitifs. Mourant ou déjà mort, Crixus a donc pu être emporté par ses hommes pour lui éviter le sort des âmes en peine, condamnées à une éternelle errance pour ne pas avoir reçu de tombeau. Afin de faciliter son transport, les Gaulois fugitifs ont également pu procéder à son incinération à leur première étape. En agissant de la sorte, la proposition d’Appien devient plausible et les cendres de Crixus auraient été mêlées à celles des esclaves morts pendant la dernière bataille. De plus, cette interprétation viendrait confirmer que les 10 000 rescapés de l’armée gauloise ont bien rejoint Spartacus. Il se peut également que ce bûcher soit seulement celui des morts de l’armée du Thrace tombés lors de la bataille contre les deux consuls (d’après Florus, il n’est d’ailleurs question que des officiers de Spartacus morts au combat). Il se peut donc que les mânes de Crixus et de ses hommes soient simplement invoquées, pour les associer à ce rituel dont la pompe est digne des généraux romains.
Un acte inouï
La présence ou l’absence des cendres de Crixus ne constitue pas le point le plus important. Il faut surtout imaginer une cérémonie funèbre impressionnante où les corps de centaines, voire de milliers d’esclaves tombés à la bataille sont entassés sur d’immenses bûchers. Sans doute répartis par origine ethnique, ces hommes sont accompagnés des prières et des rites de leurs lointaines patries. Chacun dans sa langue invoque des dieux aux noms étranges mais tous sont conscients de donner des funérailles dignes à leurs compagnons. Spartacus organise à dessein cette cérémonie. Il offre ainsi des honneurs totalement inespérés à des esclaves. Tous vivaient dans la crainte de voir un jour leur cadavre jeté sur un tas d’ordures, comme les maîtres le font d’ordinaire pour leurs outils hors d’usage. En procédant à ce rituel, Spartacus redonne une dignité à ses hommes. Dans ces sociétés où la vie est très brève et la perspective d’un au-delà incertaine, le fait d’avoir une sépulture, même modeste, revêt une grande importance. En interrompant sa marche obstinée vers le nord pendant un jour ou deux, Spartacus offre à ses soldats le plus beau des cadeaux. Ces esclaves fugitifs redeviennent des hommes.
Tout en leur redonnant espoir, Spartacus veut sans doute aller plus loin en liant ses hommes par un sacrifice exceptionnel. 300 ou 400 prisonniers romains vont devoir combattre à mort. Comme un magistrat romain, il offre un munus à ses hommes. Pour les Romains, ce terme signifie le « don », et c’est un autre cadeau fabuleux qui est octroyé aux esclaves par leur chef. Spartacus s’est déjà approprié les emblèmes des préteurs et des consuls. Dans le même esprit, il s’approprie à présent le rituel des combats de gladiateurs pour le retourner contre les anciens maîtres. La gladiature revêt aussi une expression patriotique pour les Romains. La cité assemblée dans les nouveaux amphithéâtres se retrouve et se met en scène. Dans cette représentation sociale, chacun est à sa place. Comme si les hiérarchies s’étaient inversées, les plus importants sont sur les gradins du bas et les plus humbles sur ceux du haut. Représentation aussi de l’autre, de l’ennemi d’hier ou d’aujourd’hui, qui meurt à présent pour le plaisir de la cité rassemblée. En contemplant son combat, son agonie et sa mort, les Romains ont plus que jamais la sensation de faire partie d’un seul et même peuple, puissant
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