Staline
précipite à Gorki. Staline
entre le premier dans la chambre du mort d’un pas lourd mais décidé, l’air
grave, la main droite dans le revers de sa veste à demi militaire, le visage
blême. Il se penche sur Lénine, profère un solennel « Adieu, adieu,
Vladimir Ilitch, adieu », saisit la tête de Lénine à deux mains, l’approche
de son cœur, l’embrasse sur les joues et le front, puis s’en va, digne et
raide. Trotsky reçoit à Tiflis l’annonce de la mort de Lénine ; il s’enquiert
par télégramme de la date des funérailles. Staline lui répond qu’elles auront
lieu le samedi, qu’il ne pourra donc revenir à temps, et que, vu son état de
santé, il ne doit pas changer ses projets et doit se rendre à son lieu de cure.
Staline avait en réalité fixé les obsèques au dimanche 27. L’absence de Trotsky
est remarquée. Certains y voient l’annonce de sa défaite future. Mais on peut
douter que la question du pouvoir se résolve dans un cimetière, et leur
présence à ces obsèques n’empêchera nullement la déroute ultérieure de
Zinoviev, Kamenev, Boukharine, Rykov et Tomski.
Le 26 janvier 1924, au XI e congrès
des soviets, treize orateurs rendent hommage au défunt. Staline parle le
quatrième. Après avoir invité à « construire le royaume du travail sur
terre et non au ciel », il prononce un serment à Lénine, sorte de « Notre
père qui serez au Mausolée », où il se pose en exécuteur testamentaire du
dieu décédé et en grand prêtre de sa pensée réduite à des formules pieuses. Il
psalmodie six versets qui commencent par « En nous quittant, le camarade
Lénine nous a recommandé… » et s’achèvent par des variantes d’un
engagement solennel : « Nous te jurons, camarade Lénine, d’accomplir
avec honneur ta volonté […] de ne pas épargner nos forces » ni « notre
vie » pour « tenir haut et garder dans sa pureté le glorieux titre de
membre du Parti […] préserver l’unité de notre parti comme la prunelle de nos
yeux [477] »,
etc. Malgré cette homélie dévote, qui fait ricaner les vieux militants, Staline
fait adopter, le 30, par la commission des funérailles, l’interdiction, mise en
œuvre par Dzerjinski, de diffuser le Testament de Lénine. La commission en
avertit aussitôt Kroupskaia.
Staline voit d’emblée le parti à tirer du cadavre de Lénine.
Au Bureau politique, il cite une lettre de « camarades de province »
anonymes, donc dictée par lui, qui demandent l’embaumement du défunt. Il se
prépare ainsi à édifier le culte du disparu, dans la grande tradition du culte
idolâtre des reliques de saints répandu dans les campagnes russes. Krouspskaia
supplie en vain, dans la Pravda du 29 janvier, de ne pas construire
de monuments ni de palais au nom de Lénine et de ne pas organiser de cérémonies
pompeuses en son souvenir. Le 22 février, dans la Pravda, une
lettre de 19 communistes dénonce la volonté d’édifier des « monuments
en l’honneur de Lénine, des panneaux avec des sentences de Lénine, des tours en
l’honneur de Lénine, de construire un mausolée, de débaptiser en son honneur
tout ce qui peut être débaptisé ». Mais Staline a besoin de momifier le
cadavre pour mieux momifier sa pensée. Le rite funéraire facilitera la
transformation de l’idée en rituel, de la pensée en catéchisme. Il l’impose. Il
en met au point les formules canoniques dans Les Bases du léninisme, série d’articles publiés dans la Pravda entre le 26 avril et le 18 mai,
puis réunis en volume fin mai. Dans ce manuel, qui réduit le « léninisme »
à un ensemble de recettes, il dénonce un antiléninisme menchevik et
petit-bourgeois, à savoir le « trotskysme ». L’anathème lancé contre
l’opposant est le revers de la liturgie. Staline est le grand prêtre du culte
inauguré par son serment, l’embaumement du défunt et l’érection du mausolée. Il
promulgue en même temps le recrutement en masse d’une « promotion Lénine »,
qui fait adhérer au Parti en deux mois 240 000 nouveaux membres, à
peu près illettrés, masse malléable et docile hâtivement formée par la
diffusion des formules contenues dans Les Bases du léninisme.
Mais Staline demeure encore dans l’ombre de l’appareil. C’est
Kamenev qui préside les séances du Bureau politique et du gouvernement.
Staline, assis à la gauche du président et face à Molotov, se lève de temps à
autre et, la pipe entre les dents,
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