Staline
rangs
autour des dirigeants face à la menace extérieure, et Staline en a tiré profit.
Le système a créé une base industrielle qui, en dépit des conditions
lamentables de travail et de vie, traduit un dynamisme économique et social
réel. Il a développé l’alphabétisation et la formation professionnelle. Il a
dégagé une aristocratie ouvrière (les ouvriers de choc et les stakhanovistes,
les contremaîtres et les chefs de brigade, qui touchent des primes, disposent
de cantines distinctes et reçoivent des appartements, tandis que les simples
travailleurs restent inscrits sur les listes d’attente). Il a élargi et
renouvelé la couche des ingénieurs et techniciens, et surtout sa base sociale
spécifique, la bureaucratie, issue des rangs ouvriers et paysans (directeurs d’usines
et présidents de kolkhozes, secrétaires du Parti, des Jeunesses communistes,
des syndicats, officiers, instructeurs politiques). Toutes ces fonctions sont
assorties d’avantages, certes limités, mais refusés à la masse de la
population. Cette couche, dont la Terreur de 1936-1938 a bouleversé la
composition, représente environ 10 % de la population. Elle constitue l’appui
principal du régime, malgré l’instabilité que la chasse récurrente au sabotage
suscite en elle.
Staline est, dans son mode de vie, le reflet achevé de cette
couche sociale. S’il a, comme elle, des goûts modestes pour l’habillement et l’ameublement,
il adore banqueter et surtout il aime ses aises. À la veille de la guerre, il
dispose d’une quinzaine de villas : outre Kountsevo où il vit, il en
possède une à Zoubalovo, une à Gorki près de la dernière résidence de Lénine,
une à Lipki, à la sortie de Moscou, au bord d’un étang, dans un parc immense
planté de tilleuls, une à Valdaï, dans les bois, près de Novgorod, trois à
Sotchi, dont une près des eaux de Matsesta, trois autres encore en Géorgie, une
appelée « la datcha de la rivière froide », sur le lac Ritsa, une à
Borjomi, autre ville d’eaux, une à Tskhaltoubo, une près de Pitsounda, une à
Kislovodsk, encore une vieille ville d’eaux, une enfin en Crimée. En 1938,
Staline a envoyé au Goulag où il passera dix-sept ans l’architecte Miron
Merjanov qui avait construit la plupart de ces villas. Un personnel placé sous
le contrôle de Vlassik dessert chaque demeure toute l’année et prépare à tout
hasard chaque jour un repas pour Staline, sans doute pour camoufler ses
déplacements réels. Plusieurs centaines de cuisiniers et femmes de chambre sont
ainsi mobilisés en permanence. Ce luxe en grande partie inutile coûte très cher
à l’État. La modestie traditionnellement affirmée des goûts de Staline est donc
surtout destinée à tromper l’opinion.
À la veille de la guerre, Staline a assuré son pouvoir
personnel. Son aspect extérieur s’est modifié : le balancement d’ours s’est
transformé en une démarche lente qu’il veut majestueuse ; un voile de
somnolence semble entourer désormais son visage immobile. Quand il téléphone,
il annonce sèchement : « Staline. Je veux le camarade un tel. »
À l’audition de sa voix rauque et basse, les promus de tous rangs et grades se
lèvent et se mettent au garde-à-vous, combiné en main, et répondent brièvement :
« Oui, camarade Staline. Non, camarade Staline. Certainement, camarade
Staline. » Les réponses doivent être brèves, car il n’admet ni hésitation,
ni interrogation, ni objection. Du haut en bas de l’appareil, ses subordonnés
reproduisent sa façon d’être à l’égard de leurs propres subordonnés.
Le culte de Staline pose le problème de sa représentation
dans l’univers imaginaire de la création artistique. Staline ne l’a jamais
réglé de façon claire. Au début de 1939, le Comité des arts et la direction du
théâtre Tchekhov envoient le texte de la pièce de Boulgakov, Batoum, au
Comité central pour obtenir l’autorisation de la représenter. La réponse,
immédiate, est : non. « Une personne comme Joseph Vissarionovitch
Staline ne peut pas être transformée en héros littéraire et placée dans des
situations imaginaires. Aucun mot imaginaire ne peut être placé dans sa bouche [992] . » En octobre 1939, Staline aurait
déclaré au metteur en scène Nemirovitch-Dantchenko : « Batoum est une très bonne pièce, mais elle ne peut pas être jouée. »
En 1934, la censure avait laissé passer des allusions
douteuses à Staline
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