Stefan Zweig
vérité à double tranchant. Car, ainsi que le lui explique le docteur Condor, médecin viennois, familier de la maison, sorte de docteur Freud au regard perçant, décrypteur de mensonges, la pitié peut être dangereuse. « Il y a deux sortes de pitié », lui dit-il. Il le met en garde contre la première, « la pitié molle et sentimentale, qui n’est en réalité que l’impatience du cœur de se débarrasser au plus vite de la pénible émotion qui vous étreint devant la souffrance d’autrui, qui n’est pas du tout la compassion, mais un mouvement instinctif de défense de l’âme contre la souffrance étrangère ». C’est la pitié du pharisien, qui se débarrasse de sa culpabilité en donnant de somptueux présents au temple, mais qui est au fond indifférent et égoïste ; il sait préserver son confort et sa tranquillité. C’est la pitié qu’Anton éprouve et qui met en péril, sous ses bonnes intentions, la vie d’Edith. Le docteur Condor vante au contraire les mérites de la seconde, « la seule qui compte, la pitié non sentimentale mais créatrice, qui sait ce qu’elle veut et est décidée à persévérer jusqu’à l’extrême limite des forces humaines ».
Le capitaine Hofmiller sera-t-il capable de se hisser jusqu’à ces sommets de la conscience ? Rien n’est moins sûr. Les lecteurs qui ont lu La Pitié dangereuse savent à quoi s’en tenir quant à ses bons sentiments. Le livre se fonde sur un suspense digne d’un roman policier et lie entre elles plusieurs histoires, comme pour mieux tisser autour de la principale – le roman d’amour d’Anton Hofmiller et d’Edith de Kekesfalva – la toile d’araignée dont ils ne pourront plus se défaire. C’est ainsi qu’on apprend incidemment, en même temps que le naïf Anton, que le seigneur de Kekesfalva, l’aimable et généreux Lajos de Kekesfalva, est non seulement un Juif, mais un Juif « de basse extraction », né à la frontière hongaro-slovaque, explique Zweig, qui a camouflé son identité, son histoire et ses nombreux méfaits sous un nom aristocratique usurpé. Il s’appelle en fait Lämmel Kanitz ; ancien usurier, captateur d’héritages – Zweig charge le portrait, satire digne d’une plume antisémite ! –, il a épousé l’ancienne dame de compagnie de la princesse de Kekesfalva pour lui soutirer le bien dont elle venait d’hériter. Mais les personnages de Zweig ne peuvent jamais se réduire à une caricature : le méchant est devenu bon, le Juif a des sentiments nobles, il a eu la révélation de l’amour. L’amour qu’il éprouvait pour sa femme et qu’il éprouve désormais pour sa fille l’a métamorphosé. Devenu un aristocrate du cœur, il est cependant lui aussi victime de cette pitié dangereuse, trop larmoyante, qui menace de toutes parts l’équilibre fragile de son enfant.
Tandis que Hofmiller se morfond dans des états d’âme qui, pareils à des rats ou à des chauves-souris, écrit Zweig, l’empêchent de dormir, tandis qu’il se demande si oui ou non il va pouvoir affronter l’amour d’Edith, alors que son sentiment pour elle se fonde sur la pitié la plus honteuse et la moins positive, le dénouement approche, inexorable. La fatalité finit par l’emporter, avec sa part de hasard, de vilenie et son goût séculaire des catastrophes. Quand les jeux sont faits, la guerre éclate. Mais toutes les années d’atrocités, la vue de milliers de cadavres, les blessures et la peur, puis les décorations innombrables qu’il recevra en récompense de sa bravoure, rien ne pourra effacer les remords de Hofmiller, tant il est vrai, conclut la dernière phrase du roman, qu’« aucune faute n’est oubliée tant que la conscience s’en souvient ».
Cette histoire d’amour malheureuse, Stefan Zweig la lègue, avant de le quitter, à son continent bien-aimé. Comme ses autres livres, elle fera le tour du monde. L’auteur a mis en elle ce qu’il y a de plus autrichien en lui, sa sentimentalité, son raffinement et le charme ancien d’une atmosphère à laquelle il est attaché, par-delà la séparation et les blessures. L’Autriche de l’avant-guerre est encore là, une fois de plus, dans ce livre d’adieu et de nostalgie, avec ses valeurs perdues, ses subtilités, sa finesse. Elle est encore là, avec son poids de malheur et sa désespérance, quand Hofmiller part pour le front. On sent bien que tout est perdu – la jeunesse et l’honneur, le bonheur
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