Stefan Zweig
à mettre au compte de son désespoir, et de ce qu’un savant russe, prix Nobel avant guerre, appelle « un réflexe conditionné », dicté par le contexte. L’Histoire, en ce début de guerre, est névrotiquement patriote.
C’est de Romain Rolland que viendra la lumière. Réfugié en Suisse, d’où il fait entendre clairement son hostilité au conflit et, ainsi qu’il l’écrit, sa « haine de la haine », il publie un pamphlet qui est un appel international à la paix et porte en titre ce credo qui met volontairement son auteur hors la loi de sa patrie parmi les objecteurs de conscience : Au-dessus de la mêlée . Zweig lit l’ouvrage à Vienne, dédicacé de la main de Romain Rolland – la censure de François-Joseph, par un de ces miracles que Zweig imputera aux maladresses de la bureaucratie, ne l’a pas empêché de lui parvenir. « Je suis plus fidèle que vous à notre Europe, cher Stefan Zweig, lui écrit Rolland en français, et je ne dis adieu à aucun de nos amis. » De cette lettre qui accompagne le précieux volume, Zweig dira qu’elle fut un des grands instants de bonheur de sa vie, « comme une colombe blanche, sortie de l’arche de la bestialité hurlante ».
La reprise de la correspondance entre les deux hommes permettra à Zweig de discerner dans le chaos ambiant sa ligne de conduite, pour demeurer fidèle à ce qu’il veut être, envers et contre tout : lui aussi, un homme de paix. Ce qui donne du poids à sa résolution, la rend d’autant plus admirable, c’est qu’elle est le résultat d’un combat intérieur poursuivi contre son état civil, son éducation, son milieu et la plupart de ses amis – un combat contre l’asservissement et l’aveuglement où le citoyen peut conduire l’homme. « Je me sens aujourd’hui étrangement exclu », confie-t-il à son journal, car qui peut alors le comprendre ? « Plus je réfléchis, moins je me sens porté à une adhésion sincère et loyale, même vis-à-vis de l’héroïsme, qui recouvre quelque chose de servile. Le culte de l’empereur, par exemple, m’est insupportable, ainsi que l’adhésion aux princes et le manque terrible d’esprit démocratique… » L’engagement enthousiaste des poètes de langue allemande qu’il admire le plus, comme Hugo von Hofmannstahl côté autrichien, Richard Dehmel côté allemand, lui devient une blessure. Au terme d’un douloureux effort, il finira par se réconcilier avec son idéal de jeunesse, ce rêve d’universalité qui va l’amener à condamner la guerre. Parce qu’elle est fratricide.
Le monde comme un cercueil
« Je sais maintenant combien je la hais, écrit-il de la guerre, en janvier 1915. Aujourd’hui il faut se replier sur soi. » A Genève, Romain Rolland qui songeait à organiser une Internationale des écrivains pour défendre la paix, et appeler les peuples à un retour à la raison, a échoué. Il est trop tôt pour que les intellectuels se mobilisent, la plupart, patriotes, sont hostiles au pacifisme, qu’ils taxent de « défaitisme », et en lequel ils voient le pire ennemi de leur nation. Seules la longueur du conflit et ses atrocités en amèneront quelques-uns à penser autrement, à savoir que le défaitisme peut être un combat juste et loyal au service du genre humain. En Autriche, le caporal Stefan Zweig ne peut, comme un Anglais qui a toute liberté de le faire, se déclarer consciencious objector (objecteur de conscience). La loi le jugerait criminel. S’il porte l’uniforme, et remplit ses fonctions de soldat, il doit supporter en silence le discours de la guerre. La lecture des journaux officiels, des dépêches et des analyses militaro-politiques, lui est devenue insupportable, tandis que son rôle au ministère, dans le service de propagande, entraîne chez lui, à l’en croire, un début de schizophrénie. La plupart des conversations avec son entourage sont autant d’épreuves, pour lui qui ne partage plus l’ivresse des premières heures, quand la guerre paraissait plus qu’un devoir : une aventure extraordinaire. Il ne trouve à parler qu’avec Arthur Schnitzler, qui le reçoit parfois chez lui. Ensemble, ils se réfugient dans ce qui n’a plus cours à Vienne : les discussions littéraires. Rainer Maria Rilke a fait une apparition surprenante aux Kriegsarchiv, vêtu d’un uniforme dans lequel il semble un fantôme, amaigri et triste à faire peur. Il séjournait en Allemagne en 1914 et se ronge
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