Suite italienne
certaines paraissaient encore en boutons tandis que d’autres atteignaient le plein épanouissement, où, au milieu, apparaissait, brodée de fil d’or, la devise du prince, « Le Temps revient ». Sur sa toque noire, couverte de perles, Laurent portait une aigrette de diamants et de rubis au bout de laquelle tremblait une énorme perle et, sur le bouclier d’or pendu à son bras, le plus gros diamant des collections familiales, le Libro, renvoyait au soleil ses rayons. Quant au cheval berbère, noir et plein de feu, qu’il montait, il caracolait sous un admirable caparaçon de velours blanc et rouge tout constellé de perles lui aussi… Et devant cette splendide image, Florence, qui se reconnaissait en elle, ne ménageait pas ses acclamations car elle s’était prise pour ce jeune homme impassible, d’une passion de femme.
Ce n’était pourtant pas à cause de sa beauté physique car, très grand, maigre, noir de cheveux et olivâtre de peau avec un long nez, une grande bouche sinueuse et des yeux noirs étincelants, Laurent était franchement laid, mais d’une laideur si puissante, si chargée d’intelligence, qu’elle dégageait un charme plus grand que la beauté dont rayonnait son jeune frère Julien, qui trottait à son côté.
Celui-là, sous les épaisses boucles noires qui encadraient son visage pur, avait une beauté de dieu grec et, tout vêtu d’argent et de perles, ressemblait à un rayon de lune. Or cette extraordinaire dissemblance des deux frères, unis au demeurant par une profonde tendresse, ajoutait encore à leur éclat et ils aimaient jouer de ce contraste en se montrant continuellement ensemble.
Julien, visiblement, rayonnait de joie mais, en dépit de son apparence magnifique et souriante, ceux qui connaissaient bien Laurent, comme le poète Ange Politien, son meilleur ami, avaient l’impression qu’il ne jouissait pas pleinement de cette fête dont il était cependant le principal héros. N’était-il pas au sommet de la gloire ? Il avait humilié Venise et le pape, conquis Sarzana, vaincu la faction rivale des Pitti. II allait prochainement épouser une princesse romaine, Clarissa Orsini… et pourtant, par instants, le sourire s’effaçait, le regard s’assombrissait, et Laurent semblait se laisser reprendre par quelque pensée mélancolique et secrète…
Le nuage finit par revenir si souvent que Julien s’en inquiéta :
— Qu’as-tu, mon frère ? Es-tu souffrant ?
— Mais non. Quelle idée !
— Alors… Est-ce que tu n’es pas heureux ? Il fait si beau et tous ces braves gens qui t’acclament t’adorent.
— Ils m’adorent, oui… mais moi, je dois dire adieu à l’amour. Comment pourrais-je être heureux ?
Julien se mordit les lèvres en se traitant mentalement de sot. Qu’avait-il besoin de soulever ce lièvre du bonheur ? Ne savait-il pas qu’en se mariant, Laurent allait devoir rompre avec une maîtresse bien-aimée : Lucrezia Donati, la beauté de Florence.
Et comme on arrivait justement sur la place Santa Croce, le regard du jeune frère chercha instinctivement, dans les tribunes préparées pour les nobles invités de la joute, la place privilégiée où devait se tenir Lucrezia, craignant que le chagrin l’eût retenue chez elle.
Mais elle était bien là, assise sur le trône de la reine du tournoi, qu’elle occupait pour la dernière fois. Brune, mince, ravissante, et si triste dans sa robe de brocart d’argent brodée de fines fleurs multicolores, des perles se mêlaient à ses tresses noires et d’autres, liquides celles-là, emplissaient ses grands yeux sombres. Tout à l’heure, elle remettrait au vainqueur la couronne du triomphe… et puis elle s’en irait, elle quitterait Florence pour longtemps, pour toujours peut-être, et regagnerait les terres d’un époux qu’elle n’aimait pas afin que sa présence, sa trop belle image ne vinssent ternir l’arrivée de la fiancée romaine.
Et Lucrezia offrait un spectacle si émouvant que Julien se prit à soupirer. C’était vraiment affreusement triste, un amour en train de mourir…
Pour ne pas se laisser emporter lui aussi par l’émotion, il regarda distraitement l’assistance. Mais brusquement, son regard s’immobilisa, s’agrandit et Julien, tout à coup, se frotta les yeux comme un enfant ébloui.
C’est que, non loin de Lucrezia, il venait de découvrir tout à coup une créature de rêve, une créature comme il ne croyait pas qu’il pût en exister
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