Suite italienne
un vulgaire fils de marchands enrichis et parvenus). Quant à l’esprit de son époux, comme celui de Julien et comme celui de tous les hommes de Florence, il s’était tourné une fois pour toutes vers une blonde et radieuse enfant en qui semblait s’incarner tout l’éclat du printemps des collines toscanes.
Car la présence de Simonetta déterminait dans la cité du Lys rouge un curieux phénomène, comme il ne s’en produit pas un par siècle : toute la ville, avec ensemble, était tombée amoureuse d’elle ! Il n’y avait guère d’homme qui n’en rêvât et même les femmes, chose extraordinaire, l’admiraient sans la moindre jalousie. Elle était si belle, si douce, si lumineuse, que les Florentins, superstitieux, n’étaient pas loin de la croire un ange descendu sur la terre pour la plus grande gloire de leur ville. Quant à la nature exacte des sentiments qu’elle inspirait, s’ils étaient profonds, violents parfois, ils étaient beaucoup plus proches de la vénération que du désir charnel.
Le plus atteint de tous, en dehors des Médicis, était un jeune peintre de vingt-cinq ans, Sandro Filipepi, qu’agrémentait déjà le surnom de Botticelli.
Avec son père, Marino le tanneur, et sa famille, Sandro vivait dans la partie basse de Florence, là où, entre Arno et Mugnone, couraient les canaux d’eau sale, souillée par les déjections des tanneries et des teintureries, non loin de l’église d’Ognissanti… et tout près du palais Vespucci. C’était un garçon étrange, délicat, raffiné, et quelque peu visionnaire. Ses peintures, dont raffolait Laurent de Médicis, reflétaient ses rêves. Il était l’habitué, le protégé de son palais de la Via Larga, et dès qu’il aperçut Simonetta, Sandro tomba sous un charme puissant dont il ne devait jamais se relever.
Peu à peu, l’image de la jeune femme prit l’habitude de naître sous son tendre pinceau. Et Sandro, amoureux sans même le savoir, adorait tout simplement, à deux genoux et en extase, celle que le peuple appelait l’Étoile de Gênes… Comme si elle eût été un diamant fabuleux.
Un soir, après le souper au palais Médicis, Laurent vit que Julien se disposait à sortir. Ce n’était pas un événement en soi car Julien sortait presque tous les soirs, mais il s’était vêtu avec un soin tout particulier et même une magnificence un peu inusitée. L’aîné laissa s’éteindre la mélodie qu’il jouait distraitement sur son luth et leva sur le jeune homme un regard amusé.
— Comme te voilà beau ! Pour quelle belle t’es-tu si bien paré ? Car ce ne peut être que pour une femme.
Julien ne songea même pas à éluder la question. D’un mouvement vif, il se laissa tomber à genoux près de son frère, saisit sa main maigre et y déposa un baiser léger.
— Bien sûr… Malheureusement, la parure est insuffisante. Je ne serai jamais assez beau pour elle.
Déjà relevé, Julien ne vit pas la soudaine pâleur qui s’étendit sur le visage du Magnifique.
— Est-ce donc… elle qui t’attend ?
— Oui, Laurent. J’ai ce bonheur et je n’arrive pas à y croire encore. Elle m’aime, mon frère, elle m’aime, et cette nuit, son époux sera à Pise !
Au prix d’un cruel effort de volonté, Laurent réussit à maîtriser la douleur soudaine qui lui vrillait le cœur. Ainsi, la belle Simonetta avait choisi. Et en respectant, hélas, les lois normales de dame Nature. Au plus beau, la plus belle. À lui, le Maître, qui cachait son amour sous un extérieur impassible, ne restait que le droit d’aimer de loin… Mais il repoussa les pensées amères.
— Puisqu’elle t’attend, que fais-tu ici, à musarder ? dit-il avec un haussement d’épaules. À ta place je serais déjà sous les murs de son palais.
Julien ne se le fit pas dire deux fois et, après un salut affectueux, s’en alla en chantonnant. Laurent demeura seul, écoutant décroître le bruit pressé de ses pas.
D’un geste las, il reprit le luth un instant abandonné, caressa les cordes qui gémirent… Machinalement, les paroles d’une chanson qu’il avait composée lui montèrent aux lèvres.
« Il tempo fuggi e vola
Mia giovinezza passa… »
Jamais les échos de son palais ne lui avaient paru si vides, jamais sa puissance n’avait été si vaine, puisque ce n’était pas lui qu’aimait Simonetta.
Bientôt, le secret des jeunes amants fut celui de Polichinelle. Florence sut le nom de celui qu’aimait
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