Talleyrand, les beautés du diable
inefficace.
— Roi de Naples, allez dire que nous avons faim et qu’on se hâte !
Murat, le mari de Caroline, n’eut guère plus de succès que son prédécesseur. Les cuisiniers continuèrent de faire la sourde oreille.
— Roi d’Espagne, commandez que l’on apporte ce qu’il y a à manger et sans lanterner, je vous prie.
Jérôme, le père de la célèbre princesse Mathilde, fut plus heureux. Il revint en effet avec le repas.
— C’est tout de même un homme extraordinaire que celui qui peut s’offrir l’orgueilleux plaisir d’envoyer successivement trois rois à la cuisine pour voir si son déjeuner est à point, s’amuse alors Metternich qui ne passait pourtant pas pour un joyeux drille.
Le prince de Bénévent et vice-Grand Électeur a donc été promu amphitryon de l’Empire, un poste où il se délectera à soigner les menus et où il lui sera plus aisé de dresser la carte des vins que celle de l’Europe selon Napoléon.
— Il avait un jour invité huit personnes à dîner, raconte l’historien André Castelot dans son ouvrage si bien mitonné, titré Le Petit Castelot gourmand . Pour les bien traiter il avait commandé un saumon du Rhin. Grâce à de nombreux courriers et à de la glace placée aux relais, l’animal pêché près de Strasbourg arriva à Paris frais et en un temps record. Or, en déballant le paquet, on s’aperçut qu’il n’y avait pas un saumon mais deux et tous deux de belle taille. Impossible de servir deux saumons pour huit convives sans faire affreusement « nouveau riche ». Aussi, voici ce que Talleyrand imagina. Magnifiquement dressé, le saumon fit son entrée dans la salle à manger. Tous l’admirèrent et s’extasièrent. Un saumon du Rhin à Paris ! Ce n’était pas là chose commune. À cet instant le maître d’hôtel se prit les pieds dans le tapis et s’écroula avec le saumon. Au milieu de la consternation générale, seul Talleyrand conserva son calme.
— Allons, allons, dit-il superbement, apportez-en un autre...
Et aussitôt, porté par un deuxième maître d’hôtel, le second saumon fut présenté aux dîneurs émerveillés.
Recevant un jour le marquis de Souza, cet ambassadeur du Portugal qui avait épousé Adélaïde de Flahaut, Charles Maurice eut grand-peine à ne pas pouffer de rire en constatant que son invité s’était subitement retrouvé sans perruque : en le servant, un valet malhabile avait accroché la moumoute du bout de sa fourchette.
— Ne l’emportez pas à la cuisine, dit le maître de maison contenant un fou rire, et laissez donc son excellence se rhabiller avant de nous servir d’autres entremets.
On imagine à cet instant la mine consternée du mari de la mère du fils de Talleyrand !
Gourmet autant que gourmand, l’amphitryon du régime (politique, pas diététique !) avait aussi mis au point une recette de foie gras : « Prenez une casserole, en son fond disposez des escalopes de foie gras, des champignons, un peu, et des truffes, beaucoup. Cela mijote sur une couche de graisse de caille parfumée au persil et à la ciboule, et mouillée sans ladrerie de cognac et de champagne. Très paresseuse cuisson. »
La paresse ! Voilà bien une des premières qualités du Diable boiteux !
— Oui, convient Metternich, et c’est certainement par indolence qu’il a un jour abandonné le ministère des Affaires étrangères.
Après avoir fait ses comptes, aussi.
En quittant l’hôtel de Galliffet pour devenir grand dignitaire, il émargeait à 330 000 francs. La qualité de grand chambellan lui en rapportait toujours 40 000 ; les revenus de Valençay pouvaient s’élever à 120 000 et si l’on compte les 5 000 francs de son grand cordon de la Légion d’honneur, le cher – très cher ! – second mari de madame Grand pouvait totaliser un bon demi-million de francs de revenus l’an.
Cela signifie, si l’on veut se risquer aux jeux des équivalences, qu’il engrangeait régulièrement et sans effort près de 550 000 de nos euros.
Ce qui, somme toute, ne nourrissait que fort médiocrement son homme.
Mais Dieu merci, comme tout ministre des Relations extérieures de toutes les républiques, on sait qu’il avait trouvé le moyen de se procurer quelques revenus occultes aussi sonnants que trébuchants.
Davantage en trafic d’influence qu’en commerce d’armes illicite, il est vrai.
D’ailleurs, à cette époque, on était encore à cent lieues de s’imaginer que les pays
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